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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de - Страница 36


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CHAPITRE IX De la vanite

IL n'en est a l'avanture aucune plus expresse, que d'en escrire si vainement. Ce que la divinite nous en a si divinement exprime, debvroit estre soigneusement et continuellement medite, par les gens d'entendement.

Qui ne voit, que j'ay pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j'iray autant, qu'il y aura d'ancre et de papier au monde? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions: fortune les met trop bas: je le tiens par mes fantasies. Si ay-je veu un gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par les operations de son ventre: Vous voyiez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours: C'estoit son estude, ses discours: Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excremens d'un vieil esprit: dur tantost, tantost lasche: et tousjours indigeste. Et quand seray-je a bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres, du seul subject de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde d'une si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les paroles seules. O Pythagoras, que n'esconjuras-tu cette tempeste!

On accusoit un Galba du temps passe, de ce qu'il vivoit oyseusement: Il respondit, que chacun devoit rendre raison de ses actions, non pas de son sejour. Il se trompoit: car la justice a cognoissance et animadversion aussi, sur ceux qui chaument.

Mais il y devroit avoir quelque coerction des loix, contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabons et faineants: On banniroit des mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n'est pas moquerie: L'escrivallerie semble estre quelque symptome d'un siecle desborde: Quand escrivismes nous tant, que depuis que nous sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur ruyne? Outre-ce que l'affinement des esprits, ce n'en est pas l'assagissement, en une police: cet embesongnement oisif, naist de ce que chacun se prent laschement a l'office de sa vacation, et s'en desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere de chacun de nous: Les uns y conferent la trahison, les autres l'injustice, l'irreligion, la tyrannie, l'avarice, la cruaute, selon qu'ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise, la vanite, l'oisivete: desquels je suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En un temps, ou le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement, il est comme louable. Je me console que je seray des derniers, sur qui il faudra mettre la main: Ce pendant qu'on pourvoira aux plus pressans, j'auray loy de m'amender: Car il me semble que ce seroit contre raison, de poursuyvre les menus inconvenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, a un qui luy presentoit le doigt a penser, auquel il recognoissoit au visage, et a l'haleine, un ulcere aux poulmons: Mon amy, fit-il, ce n'est pas a cette heure le temps de t'amuser a tes ongles.

Je vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu'un personnage, de qui j'ay la memoire en recommandation singuliere, au milieu de nos grands maux, qu'il n'y avoit ny loy, ny justice, ny magistrat, qui fist son office: non plus qu'a cette heure: alla publier je ne scay quelles chetives reformations, sur les habillemens, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist un peuple mal-mene, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly. Ces autres font de mesme, qui s'arrestent a deffendre a toute instance, des formes de parler, les dances, et les jeux, a un peuple abandonne a toute sorte de vices execrables. Il n'est pas temps de se laver et decrasser, quand on est atteint d'une bonne fievre. C'est a faire aux seuls Spartiates, de se mettre a se peigner et testonner, sur le poinct qu'ils se vont precipiter a quelque extreme hazard de leur vie.

Quant a moy, j'ay cette autre pire coustume, que si j'ay un escarpin de travers, je laisse encores de travers, et ma chemise et ma cappe: je desdaigne de m'amender a demy: Quand je suis en mauvais estat, je m'acharne au mal: Je m'abandonne par desespoir, et me laisse aller vers la cheute, et jette, comme lon dit, le manche apres la coignee. Je m'obstine a l'empirement: et ne m'estime plus digne de mon soing: Ou tout bien ou tout mal.

Ce m'est faveur, que la desolation de cet estat; se rencontre a la desolation de mon aage: Je souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent este troublez. Les paroles que j'exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse au lieu de s'applatir. Et au rebours des autres, je me trouve plus devost, en la bonne, qu'en la mauvaise fortune: suyvant le precepte de Xenophon, sinon suyvant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir: J'ay plus de soing d'augmenter la sante, quand elle me rit, que je n'ay de la remettre, quand je l'ay escartee. Les prosperitez me servent de discipline et d'instruction, comme aux autres, les adversitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible avec la bonne conscience: les hommes ne se rendent gents de bien, qu'en la mauvaise. Le bon heur m'est un singulier aiguillon, a la moderation, et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute, la faveur me ploye, la crainte me roydit.

Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d'aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,

Quod permutatis hora recurrit equis .

J'en tiens ma part. Ceux qui suyvent l'autre extremite, de s'aggreer en eux-mesmes: d'estimer ce qu'ils tiennent au dessus du reste: et de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu'ils voyent: s'ils ne sont plus advisez que nous, ils sont a la verite plus heureux. Je n'envie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune.

Cette humeur avide des choses nouvelles et incognues, ayde bien a nourrir en moy, le desir de voyager: mais assez d'autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodite a commander, fust ce dans une grange, et a estre obey des siens. Mais c'est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par necessite mesle de plusieurs pensements fascheux. Tantost l'indigence et l'oppression de vostre peuple: tantost la querelle d'entre vos voysins: tantost l'usurpation qu'ils font sur vous, vous afflige:

Aut verberat? grandine vine?,

Fundusque mendax, arbore nunc aquas

Culpante, nunc torrentia agros

Sydera, nunc hyemes iniquas .

Et qu'a peine en six mois, envoyera Dieu une saison, dequoy vostre receveur se contente bien a plain: et que si elle sert aux vignes, elle ne nuyse aux prez.

Aut nimiis torret fervoribus ?therius sol,

Aut subiti perimunt imbres, gelid?que pruin?,

Flabraque ventorum violento turbine vexant .

Joinct le soulier neuf, et bien forme, de cet homme du temps passe, qui vous blesse le pied. Et que l'estranger n'entend pas, combien il vous couste, et combien vous prestez, a maintenir l'apparence de cet ordre, qu'on voit en vostre famille: et qu'a l'avanture l'achetez vous trop cher.

Je me suis pris tard au mesnage. Ceux que nature avoit fait naistre avant moy, m'en ont descharge long temps. J'avois des-ja pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois de ce que j'en ay veu, c'est un'occupation plus empeschante, que difficile. Quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aysement de celle la. Si je cherchois a m'enrichir, cette voye me sembleroit trop longue: J'eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n'avoir rien acquis, non plus que dissipe: conformement au reste de ma vie, impropre a faire bien et a faire mal qui vaille: Et que je ne cherche qu'a passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention.

Au pis aller, courez tousjours par retranchement de despence, devant la pauvrete. C'est a quoy je m'attends, et de me reformer, avant qu'elle m'y force. J'ay estably au demeurant, en mon ame, assez de degrez, a me passer de moins, que ce que j'ay. Je dis, passer avec contentement. Non ?stimatione census, verum victu atque cultu, terminatur pecuni? modus . Mon vray besoing n'occupe pas si justement tout mon avoir, que sans venir au vif, fortune n'ait ou mordre sur moy.

Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu'elle est, preste grande espaule a mes affaires domestiques: Je m'y employe, mais despiteusement: Joinct que j'ay cela chez moy, que pour brusler a part, la chandelle par mon bout, l'autre bout ne s'espargne de rien.

Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande, et outre mes forces: ayant accoustume d'y estre avec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste: Il me les en faut faire d'autant plus courts, et moins frequents: et n'y employe que l'escume, et mareserve, temporisant et differant, selon qu'elle vient. Je ne veux pas, que le plaisir de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours, j'entens qu'ils se nourrissent, et favorisent l'un l'autre. La fortune m'a ayde en cecy: que puis que ma principale profession en cette vie, estoit de la vivre mollement, et plustost laschement qu'affaireusement; elle m'a oste le besoing de multiplier en richesses, pour pourvoir a la multitude de mes heritiers. Pour un, s'il n'a assez de ce, dequoy j'ay eu si plantureusement assez, a son dam. Son imprudence ne meritera pas, que je luy en desire d'avantage. Et chascun, selon l'exemple de Phocion, pourvoid suffisamment a ses enfants, qui leur pourvoid, entant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nullement seroy-je d'advis du faict de Crates. Il laissa son argent chez un banquier, avec cette condition: Si ses enfants estoient des sots, qu'il le leur donnast; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aux plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s'en passer, estoient plus capables d'user des richesses.

Tant y a, que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter, pendant que j'auray dequoy le porter, que je refuse d'accepter les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance penible. Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d'une maison, tantost d'une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres: Vostre perspicacite vous nuit icy, comme si fait elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher: et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont mal: Et si ne puis tant faire, qu'a toute heure je ne heurte chez moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries, qu'on me cache le plus, sont celles que je scay le mieux. Il en est que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme a cacher. Vaines pointures: vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits affaires: la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement a l'impourveu.

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