Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de - Страница 35
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Il y a plusieurs livres utiles a raison de leurs subjects, desquels l'autheur ne tire aucune recommandation: Et des bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte a l'ouvrier. J'escriray la facon de nos convives, et de nos vestemens: et l'escriray de mauvaise grace: je publieray les edicts de mon temps, et les lettres des Princes qui passent es mains publiques: je feray un abbrege sur un bon livre (et tout abbrege sur un bon livre est un sot abbrege) lequel livre viendra a se perdre: et choses semblables. La posterite retirera utilite singuliere de telles compositions: moy quel honneur, si ce n'est de ma bonne fortune? Bonne part des livres fameux, sont de cette condition.
Quand je leuz Philippes de Comines, il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; j'y remarquay ce mot pour non vulgaire: Qu'il se faut bien garder de faire tant de service a son maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la juste recompence. Je devois louer l'invention, non pas luy. Je la rencontray en Tacitus, il n'y a pas long temps: Beneficia eo usque l?ta sunt, dum videntur exolvi posse, ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur . Et Seneque vigoureusement. Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat . Q. Cicero d'un biais plus lasche: Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest .
Le subject selon qu'il est, peut faire trouver un homme scavant et memorieux: mais pour juger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et beaute de son ame: il faut scavoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point: et en ce qui n'est pas sien, combien on luy doibt en consideration du choix, disposition, ornement, et langage qu'il a forny. Quoy, s'il y a emprunte la matiere, et empire la forme? comme il advient souvent. Nous autres qui avons peu de practique avec les livres, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle invention en un poete nouveau, quelque fort argument en un prescheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons prins instruction de quelque scavant, si cette piece leur est propre, ou si elle est estrangere. Jusques lors je me tiens tousjours sur mes gardes.
Je viens de courre d'un fil, l'histoire de Tacitus (ce qui ne m'advient guere, il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure de suite) et l'ay faict, a la suasion d'un gentil-homme que la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance, et bonte, qui se voit en plusieurs freres qu'ils sont. Je ne scache point d'autheur, qui mesle a un registre public, tant de consideration des moeurs, et inclinations particulieres. Et me semble le rebours, de ce qu'il luy semble a luy: qu'ayant specialement a suivre les vies des Empereurs de son temps, si diverses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables actions, que nommement leur cruaute produisit en leurs subjects: il avoit une matiere plus forte et attirante, a discourir et a narrer, que s'il eust eu a dire des batailles et agitations universelles. Si que souvent je le trouve sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d'Histoire, est de beaucoup la plus utile: Les mouvemens publics, dependent plus de la conduicte de la fortune, les privez de la nostre. C'est plustost un jugement, que deduction d'histoire: il y a plus de preceptes, que de contes: ce n'est pas un livre a lire, c'est un livre a estudier et apprendre: il est si plein de sentences, qu'il y en a a tort et a droict: c'est une pepiniere de discours ethiques, et politiques, pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide tousjours par raisons solides et vigoureuses, d'une facon poinctue, et subtile: suyvant le stile affecte du siecle: Ils aymoyent tant a s'enfler, qu'ou ils ne trouvoyent de la poincte et subtilite aux choses, ils l'empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal a l'escrire de Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son service est plus propre a un estat trouble et malade, comme est le nostre present: vous diriez souvent qu'il nous peinct et qu'il nous pinse. Ceux qui doubtent de sa foy, s'accusentassez de luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires Romaines. Je me plains un peu toutesfois, dequoy il a juge de Pompeius plus aigrement, que ne porte l'advis des gens de bien, qui ont vescu et traicte avec luy: de l'avoir estime dutout pareil a Marius et a Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couvert. On n'a pas exempte d'ambition, son intention au gouvernement des affaires, n'y de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire l'eust emporte outre les bornes de la raison: mais non pas jusques a une mesure si effrenee: Il n'y a rien en sa vie, qui nous ayt menasse d'une si expresse cruaute et tyrannie. Encores ne faut-il pas contrepoiser le souspcon a l'evidence: ainsi je ne l'en crois pas. Que ses narrations soient naifves et droictes, il se pourroit a l'avanture argumenter de cecy mesme: Qu'elles ne s'appliquent pas tousjours exactement aux conclusions de ses jugements: lesquels il suit selon la pente qu'il y a prise, souvent outre la matiere qu'il nous montre: laquelle il n'a daigne incliner d'un seul air. Il n'a pas besoing d'excuse, d'avoir approuve la religion de son temps, selon les loix qui luy commandoient, et ignore la vraye. Cela, c'est son malheur, non pas son defaut.
J'ay principalement considere son jugement, et n'en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces mots de la lettre que Tibere vieil et malade, envoyoit au Senat: Que vous escririray-je messieurs, ou comment vous escriray-je, ou que ne vous escriray-je point, en ce temps? Les dieux, et les deesses me perdent pirement, que je ne me sens tous les jours perir, si je le scay. Je n'appercoy pas pourquoy il les applique si certainement, a un poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere: Aumoins lors que j'estois a mesme, je ne le vis point.
Cela m'a semble aussi un peu lasche, qu'ayant eu a dire, qu'il avoit exerce certain honnorable magistrat a Rome, il s'aille excusant que ce n'est point par ostentation, qu'il l'a dict: Ce traict me semble bas de poil, pour une ame de sa sorte: Car le n'oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de coeur: Un jugement roide et hautain, et qui juge sainement, et seurement: il use a toutes mains, des propres exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement de luy, comme de chose tierce: Il faut passer par dessus ces regles populaires, de la civilite, en faveur de la verite, et de la liberte. J'ose non seulement parler de moy: mais parler seulement de moy. Je fourvoye quand j'escry d'autre chose, et me desrobe a mon subject. Je ne m'ayme pas si indiscretement, et ne suis si attache et mesle a moy, que je ne me puisse distinguer et considerer a quartier: comme un voysin, comme un arbre. C'est pareillement faillir, de ne veoir pas jusques ou on vaut, ou d'en dire plus qu'on n'en void. Nous devons plus d'amour a Dieu, qu'a nous, et le cognoissons moins, et si en parlons tout nostre saoul.
Si ses escrits rapportent aucune chose de ses conditions: c'estoit un grand personnage, droicturier, et courageux, non d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et genereuse. On le pourra trouver hardy en ses tesmoignages: Comme ou il tient, qu'un soldat portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent a sa charge, si qu'elles y demeurerent attachees et mortes, s'estants departies des bras. J'ay accoustume en telles choses, de plier soubs l'authorite de si grands tesmoings.
Ce qu'il dit aussi, que Vespasian, par la faveur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie une femme aveugle, en luy oignant les yeux de sa salive: et je ne scay quel autre miracle: il le fait par l'exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registres des evenements d'importance: Parmy les accidens publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C'est leur rolle, de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part touche les Theologiens, et les Philosophes directeurs des consciences. Pourtant tressagement, ce sien compagnon et grand homme comme luy: Equidem plura transcribo quam credo: Nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere qu? accepi : et l'autre: H?c neque affirmare neque refellere oper? precium est: fam? rerum standum est . Et escrivant en un siecle, auquel la creance des prodiges commencoit a diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d'inserer en ses annales, et donner pied a chose receue de tant de gens de bien, et avec si grande reverence de l'antiquite. C'est tresbien dict. Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils recoyvent, que selon qu'ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n'en dois compte a personne, ne m'en crois pourtant pas du tout: Je hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie: et certaines finesses verbales dequoy je secoue les oreilles: mais je les laisse courir a l'avanture, je voys qu'on s'honore de pareilles choses: ce n'est pas a moy seul d'en juger. Je me presente debout, et couche; le devant et le derriere; a droitte et a gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m'en presente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.
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