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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 58


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Je voudrais bien qu’on s’avisat de censurer mon ouvrage! En verite, que peut-on dire a un voyageur qui decrit des pays ou notre commerce n’est aucunement interesse, et ou il n’y a aucun rapport a nos manufactures? J’ai ecrit sans passion, sans esprit de parti et sans vouloir blesser personne; j’ai ecrit pour une fin tres noble, qui est l’instruction generale du genre humain; j’ai ecrit sans aucune vue d’interet et de vanite; en sorte que les observateurs, les examinateurs, les critiques, les flatteurs, les chicaneurs, les timides, les politiques, les petits genies, les patelins, les esprits les plus difficiles et les plus injustes, n’auront rien a me dire et ne trouveront point occasion d’exercer leur odieux talent.

J’avoue qu’on m’a fait entendre que j’aurais du d’abord, comme bon sujet et bon Anglais, presenter au secretaire d’Etat, a mon retour, un memoire instructif touchant mes decouvertes, vu que toutes les terres qu’un sujet decouvre appartiennent de droit a la couronne. Mais, en verite, je doute que la conquete des pays dont il s’agit soit aussi aisee que celle que Fernand Cortez fit autrefois d’une contree de l’Amerique, ou les Espagnols massacrerent tant de pauvres Indiens nus et sans armes. Premierement, a l’egard du pays de Lilliput, il est clair que la conquete n’en vaut pas la peine, et que nous n’en retirerions pas de quoi nous rembourser des frais d’une flotte et d’une armee. Je demande s’il y aurait de la prudence a aller attaquer les Brobdingnagniens. Il ferait beau voir une armee anglaise faire une descente en ce pays-la! Serait-elle fort contente, si on l’envoyait dans une contree ou l’on a toujours une ile aerienne sur la tete, toute prete a ecraser les rebelles, et a plus forte raison les ennemis du dehors qui voudraient s’emparer de cet empire? Il est vrai que le pays des Houyhnhnms parait une conquete assez aisee. Ces peuples ignorent le metier de la guerre; ils ne savent ce que c’est qu’armes blanches et armes a feu.

Cependant, si j’etais ministre d’Etat, je ne serais point d’humeur de faire une pareille entreprise. Leur haute prudence et leur parfaite unanimite sont des armes terribles. Imaginez-vous, d’ailleurs, cent mille Houyhnhnms en fureur se jetant sur une armee europeenne! Quel carnage ne feraient-ils pas avec leurs dents, et combien de tetes et d’estomacs ne briseraient-ils pas avec leurs formidables pieds de derriere? Certes, il n’y a point de Houyhnhnm auquel on ne puisse appliquer ce qu’Horace a dit de l’empereur Auguste:

Recalcitrat undique tutus [6].

Mais, loin de songer a conquerir leur pays, je voudrais plutot qu’on les engageat a nous envoyer quelques-uns de leur nation pour civiliser la notre, c’est-a-dire pour la rendre vertueuse et plus raisonnable.

Une autre raison m’empeche d’opiner pour la conquete de ce pays, et de croire qu’il soit a propos d’augmenter les domaines de Sa Majeste britannique de mes heureuses decouvertes: c’est qu’a dire le vrai, la maniere dont on prend possession d’un nouveau pays decouvert me cause quelques legers scrupules. Par exemple, une troupe de pirates est poussee par la tempete je ne sais ou. Un mousse, du haut du perroquet, decouvre terre: les voila aussitot a cingler de ce cote-la. Ils abordent, ils descendent sur le rivage, ils voient un peuple desarme qui les recoit bien; aussitot ils donnent un nouveau nom a cette terre et en prennent possession au nom de leur chef. Ils elevent un monument qui atteste a la posterite cette belle action. Ensuite, ils se mettent a tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonte d’en epargner une douzaine, qu’ils renvoient a leurs huttes. Voila proprement l’acte de possession qui commence a fonder le droit divin [7].

On envoie bientot apres d’autres vaisseaux en ce meme pays pour exterminer le plus grand nombre des naturels; on met les chefs a la torture pour les contraindre a livrer leurs tresors; on exerce par conscience tous les actes les plus barbares et les plus inhumains; on teint la terre du sang de ses infortunes habitants; enfin, cette execrable troupe de bourreaux employee a cette pieuse expedition est une colonie envoyee dans un pays barbare et idolatre pour le civiliser et le convertir.

J’avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise, qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait eclater sa sagesse et sa justice, et qui peut, sur cet article, servir aujourd’hui d’exemple a toute l’Europe. On sait quel est notre zele pour faire connaitre la religion chretienne dans les pays nouvellement decouverts et heureusement envahis; que, pour y faire pratiquer les lois du christianisme nous avons soin d’y envoyer des pasteurs tres pieux et tres edifiants, des hommes de bonnes m?urs et de bon exemple, des femmes et des filles irreprochables et d’une vertu tres bien eprouvee, de braves officiers, des juges integres, et surtout des gouverneurs d’une probite reconnue, qui font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui n’y exercent aucune tyrannie, qui n’ont ni avarice, ni ambition, ni cupidite, mais seulement beaucoup de zele pour la gloire et les interets du roi leur maitre.

Au reste, quel interet aurions-nous a vouloir nous emparer des pays dont j’ai fait la description? Quel avantage retirerions-nous de la peine d’enchainer et de tuer les naturels? Il n’y a dans ces pays-la ni mines d’or et d’argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne meritent donc pas de devenir l’objet de notre ardeur martiale et de notre zele religieux, ni que nous leur fassions l’honneur de les conquerir.

Si neanmoins la cour en juge autrement, je declare que je suis pret a attester, quand on m’interrogera juridiquement, qu’avant moi nul Europeen n’avait mis le pied dans ces memes contrees: je prends a temoin les naturels, dont la deposition doit faire foi. Il est vrai qu’on peut chicaner par rapport a ces deux yahous dont j’ai parle, et qui, selon la tradition des Houyhnhnms, parurent autrefois sur une montagne, et sont depuis devenus la tige de tous les yahous de ce pays-la. Mais il n’est pas difficile de prouver que ces deux anciens yahous etaient natifs d’Angleterre; certains traits de leurs descendants, certaines inclinations, certaines manieres, le font prejuger. Au surplus, je laisse aux docteurs en matiere de colonies a discuter cet article, et a examiner s’il ne fonde pas un titre clair et incontestable pour le droit de la Grande-Bretagne.

Apres avoir ainsi satisfait a la seule objection qu’on me peut faire au sujet de mes voyages, je prends enfin conge de l’honnete lecteur qui m’a fait l’honneur de vouloir bien voyager avec moi dans ce livre, et je retourne a mon petit jardin de Redriff, pour, m’y livrer, a mes speculations philosophiques.

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