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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 57


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Le capitaine me pressa plusieurs fois de mettre bas mes peaux de lapin, et m’offrit, de me preter de quoi m’habiller de pied en cap; mais je le remerciai de ses offres, ayant horreur de mettre sur mon corps ce qui avait ete a l’usage d’un yahou. Je lui permis seulement de me preter deux chemises blanches, qui, ayant ete bien lavees, pouvaient ne me point souiller. Je les mettais tour a tour, de deux jours l’un, et j’avais soin de les laver moi-meme. Nous arrivames a Lisbonne, le 5 de novembre 17 15. Le capitaine me forca alors de prendre des habits, pour empecher la canaille de nous tuer dans les rues. Il me conduisit a sa maison, et voulut que je demeurasse chez lui pendant mon sejour en cette ville. Je le priai instamment de me loger au quatrieme etage, dans un endroit ecarte, ou je n’eusse commerce avec qui que ce fut. Je lui demandai aussi la grace de ne dire a personne ce que je lui avais raconte de mon sejour parmi les Houyhnhnms, parce que, si mon histoire etait sue, je serais bientot accable des visites d’une infinite de curieux, et, ce qu’il y a de pis, je serais peut-etre brule par l’Inquisition.

Le capitaine, qui n’etait point marie, n’avait que trois domestiques, dont l’un, qui m’apportait a manger dans ma chambre, avait de si bonnes manieres a mon egard et me paraissait avoir tant de bon sens pour un yahou, que sa compagnie ne me deplut point; il gagna sur moi de me faire mettre de temps en temps la tete a une lucarne pour prendre l’air; ensuite, il me persuada de descendre a l’etage d’au-dessous et de coucher dans une chambre dont la fenetre donnait sur la rue. Il me fit regarder par cette fenetre; mais au commencement, je retirais ma tete aussitot que je l’avais avancee: le peuple me blessait la vue. Je m’y accoutumai pourtant peu a peu. Huit jours apres, il me fit descendre a un etage encore plus bas; enfin, il triompha si bien de ma faiblesse, qu’il m’engagea a venir m’asseoir a la porte pour regarder les passants, et ensuite a l’accompagner dans les rues.

Dom Pedro, a qui j’avais explique l’etat de ma famille et de mes affaires, me dit un jour que j’etais oblige en honneur et en conscience de retourner dans mon pays et de vivre dans ma maison avec ma femme et mes enfants. Il m’avertit en meme temps qu’il y avait dans le port un vaisseau pret a faire voile pour l’Angleterre, et m’assura qu’il me fournirait tout ce qui me serait necessaire pour mon voyage. Je lui opposai plusieurs raisons qui me detournaient de vouloir jamais aller demeurer dans mon pays, et qui m’avaient fait prendre la resolution de chercher quelque ile deserte pour y finir mes jours. Il me repliqua que cette ile que je voulais chercher etait une chimere, et que je trouverais des hommes partout; qu’au contraire, lorsque je serais chez moi, j’y serais le maitre, et pourrais y etre aussi solitaire qu’il me plairait.

Je me rendis a la fin, ne pouvant mieux faire; j’etais d’ailleurs devenu un peu moins sauvage. Je quittai Lisbonne le 24 novembre, et m’embarquai dans un vaisseau marchand. Dom Pedro m’accompagna jusqu’au port et eut l’honnetete de me preter la valeur de vingt livres sterling. Durant ce voyage, je n’eus aucun commerce avec le capitaine ni avec aucun des passagers, et je pretextai une maladie pour pouvoir toujours rester dans ma chambre. Le 5 decembre 17 15, nous jetames l’ancre sur la cote anglaise, environ sur les neuf heures du matin, et, a trois heures apres midi, j’arrivai a Redriff en bonne sante, et me rendis au logis. Ma femme et toute ma famille, en me revoyant, me temoignerent leur surprise et leur joie; comme ils m’avaient cru mort, ils s’abandonnerent a des transports que je ne puis exprimer. Je les embrassai tous assez froidement, a cause de l’idee de yahou qui n’etait pas encore sortie de mon esprit.

Du premier argent que j’eus, j’achetai deux jeunes, chevaux, pour lesquels je fis batir une fort belle ecurie, et auxquels je donnai un palefrenier du premier merite, que je fis mon favori et mon confident. L’odeur de l’ecurie me charmait, et j’y passais tous les jours quatre heures a parler a mes chers chevaux, qui me rappelaient le souvenir des vertueux Houyhnhnms.

Dans le temps que j’ecris cette relation, il y a cinq ans que je suis de retour de mon voyage et que je vis retire chez moi. La premiere annee, je souffris avec peine la vue de ma femme et de mes enfants, et ne pus presque gagner sur moi de manger avec eux. Mes idees changerent dans la suite, et aujourd’hui je suis un homme ordinaire, quoique toujours un peu misanthrope.

Chapitre XII

Invectives de l’auteur contre les voyageurs qui mentent dans leurs relations. Il justifie la sienne. Ce qu’il pense de la conquete qu’on voudrait faire des pays qu’il a decouverts.

Je vous ai donne, mon cher lecteur, une histoire complete de mes voyages pendant l’espace de seize ans et sept mois; et dans cette relation, j’ai moins cherche a etre elegant et fleuri qu’a etre vrai et sincere. Peut-etre que vous prenez pour des contes et des fables tout ce que je vous ai raconte, et que vous n’y trouvez pas la moindre vraisemblance; mais je ne me suis point applique a chercher des tours seduisants pour farder mes recits et vous les rendre croyables. Si vous ne me croyez pas, prenez-vous-en a vous-meme de votre incredulite; pour moi, qui n’ai aucun genie pour la fiction et qui ai une imagination tres froide, j’ai rapporte les faits avec une simplicite qui devrait vous guerir de vos doutes.

Il nous est aise, a nous autres voyageurs, qui allons dans les pays ou presque personne ne va, de faire des descriptions surprenantes de quadrupedes, de serpents, d’oiseaux et de poissons extraordinaires et rares. Mais a quoi cela sert-il? Le principal but d’un voyageur qui publie la relation de ses voyages, ne doit-ce pas etre de rendre les hommes de son pays meilleurs et plus sages, et de leur proposer des exemples etrangers, soit en bien, soit en mal, pour les exciter a pratiquer la vertu et a fuir le vice? C’est ce que je me suis propose dans cet ouvrage, et je crois qu’on doit m’en savoir bon gre.

Je voudrais de tout mon c?ur qu’il fut ordonne par une loi, qu’avant qu’aucun voyageur publiat la relation de ses voyages il jurerait et ferait serment, en presence du lord grand chancelier, que tout ce qu’il va faire imprimer est exactement vrai, ou du moins qu’il le croit tel. Le monde ne serait peut-etre pas trompe comme il l’est tous les jours. Je donne d’avance mon suffrage pour cette loi, et je consens que mon ouvrage ne soit imprime qu’apres qu’elle aura ete dressee.

J’ai parcouru, dans ma jeunesse, un grand nombre de relations avec un plaisir infini; mais depuis que j’ai vu les choses de mes yeux et par moi-meme, je n’ai plus de gout pour cette sorte de lecture; j’aime mieux lire des romans. Je souhaite que mon lecteur pense comme moi.

Mes amis ayant juge que la relation que j’ai ecrite de mes voyages avait un certain air de verite qui plairait au public, je me suis livre a leurs conseils, et j’ai consenti a l’impression. Helas! j’ai eu bien des malheurs dans ma vie; je n’ai jamais eu celui d’etre enclin au mensonge:

…Nec, si miserum fortuna Sinonem

Finxit, vanum etiam mendacemque improba finget.

(Vigile, Eneide, liv. II.)

Je sais qu’il n’y a pas beaucoup d’honneur a publier des voyages; que cela ne demande ni science ni genie, et qu’il suffit d’avoir une bonne memoire ou d’avoir tenu un journal exact; je sais aussi que les faiseurs de relations ressemblent aux faiseurs de dictionnaires, et sont au bout d’un certain temps eclipses, comme aneantis par une foule d’ecrivains posterieurs qui repetent tout ce qu’ils ont dit et y ajoutent des choses nouvelles. Il m’arrivera peut-etre la meme chose: des voyageurs iront dans les pays ou j’ai ete, encheriront sur mes descriptions, feront tomber mon livre et peut-etre oublier que j’aie jamais ecrit. Je regarderais cela comme une vraie mortification si j’ecrivais pour la gloire; mais, comme j’ecris pour l’utilite du public, je m’en soucie peu et suis prepare a tout evenement.

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