Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de - Страница 64
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J'aymerois mieux m'entendre bien en moy, qu'en Ciceron. De l'experience que j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui remet en sa memoire l'excez de sa cholere passee, et jusques ou ceste fievre l'emporta, voit la laideur de ceste passion, mieux que dans Aristote, et en concoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menasse, des legeres occasions qui l'ont remue d'un estat a autre, se prepare par la, aux mutations futures, et a la recognoissance de sa condition. La vie de C?sar n'a point plus d'exemple, que la nostre pour nous: Et emperiere, et populaire: c'est tousjours une vie, que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement: nous nous disons, tout ce, dequoy nous avons principalement besoing. Qui se souvient de s'estre tant et tant de fois mesconte de son propre jugement: est-il pas un sot, de n'en entrer pour jamais en deffiance? Quand je me trouve convaincu par la raison d'autruy, d'une opinion fauce; je n'apprens pas tant, ce qu'il m'a dit de nouveau, et ceste ignorance particuliere: ce seroit peu d'acquest: comme en general j'apprens ma debilite, et la trahison de mon entendement: d'ou je tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs, je fais de mesme: et sens de ceste reigle grande utilite a la vie. Je ne regarde pas l'espece et l'individu, comme une pierre ou j'aye bronche: J'apprens a craindre mon alleure par tout, et m'attens a la reigler. D'apprendre qu'on a dit ou fait une sottise, ce n'est rien que cela. Il faut apprendre, qu'on n'est qu'un sot. Instruction bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma memoire m'a fait si souvent, lors mesme qu'elle s'asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perduz: Elle a beau me jurer a ceste heure et m'asseurer: je secoue les oreilles: la premiere opposition qu'on faict a son tesmoignage, me met en suspens. Et n'oserois me fier d'elle, en chose de poix: ny la garentir sur le faict d'autruy. Et n'estoit, que ce que je fay par faute de memoire, les autres le font encore plus souvent, par faute de foy, je prendrois tousjours en chose de faict, la verite de la bouche d'un autre, plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j'ay faict de celle a qui j'estois tombe en partage: il les verroit venir: et rallentiroit un peu leur impetuosite et leur course: Elles ne nous sautent pas tousjours au collet d'un prinsault, il y a de la menasse et des degrez.
Fluctus uti prim coepit cum albescere ponto,
Paulatim sese tollit mare, et altius undas
Erigit, inde imo consurgit ad ?thera fundo .
Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s'en efforce soigneusement: Il laisse mes appetis aller leur train: et la haine et l'amitie, voire et celle que je me porte a moy mesme, sans s'en alterer et corrompre. S'il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer a elles: il faict son jeu a part.
L'advertissement a chacun de se cognoistre, doit estre d'un important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple: comme comprenant tout ce qu'il avoit a nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n'est autre chose, que l'execution de ceste ordonnance: et Socrates, le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurite, ne s'appercoyvent en chacune science, que par ceux qui y ont entree. Car encore faut il quelque degre d'intelligence, a pouvoir remarquer qu'on ignore: et faut pousser a une porte, pour scavoir qu'elle nous est close. D'ou naist ceste Platonique subtilite, que ny ceux qui scavent, n'ont a s'enquerir, d'autant qu'ils scavent: ny ceux qui ne scavent, d'autant que pour s'enquerir, il faut scavoir, dequoy on s'enquiert. Ainsi, en ceste cy de se cognoistre soy-mesme: ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend rien du tout, comme Socrates apprend a Euthydeme. Moy, qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et variete si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruict, que de me faire sentir, combien il me reste a apprendre. A ma foiblesse si souvent recognue, je dois l'inclination que j'ay a la modestie: a l'obeissance des creances qui me sont prescrites: a une constante froideur et moderation d'opinions: et la haine de ceste arrogance importune et quereleuse, se croyant et fiant toute a soy, ennemie capitale de discipline et de verite. Oyez les regenter. Les premieres sottises qu'ils mettent en avant, c'est au style qu'on establit les religions et les loix. Nihil est turpius quam cognitioni et perceptioni, assertionem approbationemque pr?currere . Aristarchus disoit, qu'anciennement, a peine se trouva-il sept sages au monde: et que de son temps a peine se trouvoit-il sept ignorans: Aurions nous pas plus de raison que luy, de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastrete, sont signes expres de bestise. Cestuy-ci aura donne du nez a terre, cent fois pour un jour: le voyla sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant. Vous diriez qu'on luy a infus depuis, quelque nouvelle ame, et vigueur d'entendement. Et qu'il luy advient, comme a cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermete, et se renforcoit par sa cheute.
cui cum tetigere parentem,
Jam defecta vigent renovato robore membra .
Ce testu indocile, pense-il pas reprendre un nouvel esprit, pour reprendre une nouvelle dispute? C'est par mon experience, que j'accuse l'humaine ignorance. Qui est, a mon advis, le plus seur party de l'escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux, par un si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu'ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres. Car le Philosophe Antisthenes, a ses disciples, Allons, disoit-il, vous et moy ouyr Socrates. La je seray disciple avec vous. Et soustenant ce dogme, de sa secte Stoique, que la vertu suffisoit a rendre une vie plainement heureuse, et n'ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force de Socrates; adjoustoit-il.
Ceste longue attention que j'employe a me considerer, me dresse a juger aussi passablement des autres: Et est peu de choses, dequoy je parle plus heureusement et excusablement. Il m'advient souvent, de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu'ils ne font eux mesmes. J'en ay estonne quelqu'un, par la pertinence de ma description: et l'ay adverty de soy. Pour m'estre des mon enfance, dresse a mirer ma vie dans celle d'autruy, j'ay acquis une complexion studieuse en cela. Et quand j'y pense, je laisse eschaper autour de moy peu de choses qui y servent: contenances, humeurs, discours. J'estudie tout: ce qu'il me faut fuir, ce qu'il me faut suyvre. Ainsi a mes amis, je descouvre par leurs productions, leurs inclinations internes: Non pour renger ceste infinie variete d'actions si diverses et si descouppees, a certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions, en classes et regions cognues,
Sed neque quam mult? species, et nomina qu? sint,
Est numerus .
Les scavans parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement, et par le le menu: Moy, qui n'y voy qu'autant que l'usage m'en informe, sans regle, presente generalement les miennes, et a tastons. Comme en cecy: Je prononce ma sentence par articles descousus: c'est chose qui ne se peut dire a la fois, et en bloc. La relation, et la conformite, ne se trouvent point en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conversa est . Je laisse aux artistes, et ne scay s'ils en viennent a bout, en chose si meslee, si menue et fortuite, de renger en bandes, ceste infinie diversite de visages; et arrester nostre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement je trouve malayse, d'attacher nos actions les unes aux autres: mais chacune a part soy, je trouve malayse, de la designer proprement, par quelque qualite principale: tant elles sont doubles et bigarrees a divers lustres.
Ce qu'on remarque pour rare; au Roy de Macedoine, Perseus, que son esprit, ne s'attachant a aucune condition, alloit errant par tout genre de vie: et representant des moeurs, si essorees et vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre, quel homme ce fust, me semble a peu pres convenir a tout le monde. Et par dessus tous, j'ay veu quelque autre de sa taille, a qui ceste conclusion s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-je. Nulle assiette moyenne: s'emportant tousjours de l'un a l'autre extreme, par occasions indivinables: nulle espece de train, sans traverse, et contrariete merveilleuse: nulle faculte simple: si que le plus vray semblablement qu'on en pourra feindre un jour, ce sera, qu'il affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par estre mescognoissable.
Il faict besoin d'oreilles bien fortes, pour s'ouyr franchement juger. Et par ce qu'il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure: ceux qui se hazardent de l'entreprendre envers nous; nous monstrent un singulier effect d'amitie. Car c'est aimer sainement, d'entreprendre a blesser et offencer, pour profiter. Je trouve rude de juger celuy-la, en qui les mauvaises qualitez surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties, a qui veut examiner l'ame d'un autre, science, bienvueillance, hardiesse.
Quelque fois on me demandoit, a quoy j'eusse pense estre bon, qui se fust advise de se servir de moy, pendant que j'en avois l'aage:
Dum melior vires sanguis dabat, ?mula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus .
A rien, fis-je. Et m'excuse volontiers de ne scavoir faire chose, qui m'esclave a autruy. Mais j'eusse dit ses veritez a mon maistre, et eusse controolle ses moeurs, s'il eust voulu: Non en gros, par lecons scholastiques, que je ne scay point, et n'en vois naistre aucune vraye reformation, en ceux qui les scavent: Mais les observant pas a pas, a toute opportunite: et en jugeant a l'oeil, piece a piece, simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l'opinion commune: m'opposant a ses flatteurs. Il n'y a nul de nous, qui ne valust moins que les Roys, s'il estoit ainsi continuellement corrompu, comme ils sont, de ceste canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roy et Philosophe, ne s'en peut deffendre? J'eusse eu assez de fidelite, de jugement, et de liberte, pour cela. Ce seroit un office sans nom; autrement il perdroit son effect et sa grace. Et est un roolle qui ne peut indifferemment appartenir a tous. Car la verite mesme, n'a pas ce privilege, d'estre employee a toute heure, et en toute sorte: son usage tout noble qu'il est, a ses circonscriptions, et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu'on la lasche a l'oreille du Prince, non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera lon pas accroire, qu'une sainte remonstrance, ne puisse estre appliquee vitieusement: et que l'interest de la substance, ne doyve souvent ceder a l'interest de la forme. Je voudrois a ce mestier, un homme contant de sa fortune,
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