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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de - Страница 48


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CHAPITRE X De mesnager sa volonte

AU prix du commun des hommes, peu de choses me touchent: ou pour mieux dire, me tiennent. Car c'est raison qu'elles touchent, pourveu qu'elles ne nous possedent. J'ay grand soin d'augmenter par estude, et par discours, ce privilege d'insensibilite, qui est naturellement bien avance en moy. J'espouse, et et me passionne par consequent, de peu de choses. J'ay la veue clere: mais je l'attache a peu d'objects: Le sens delicat et mol: mais l'apprehension et l'application, je l'ay dure et sourde: Je m'engage difficilement. Autant que je puis je m'employe tout a moy: Et en ce subject mesme, je briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection, qu'elle ne s'y plonge trop entiere: puis que c'est un subject, que je possede a la mercy d'autruy, et sur lequel la fortune a plus de droict que je n'ay. De maniere, que jusques a la sante, que j'estime tant, il me seroit besoing, de ne la pas desirer, et m'y addonner si furieusement, que j'en trouve les maladies importables. On se doibt moderer, entre la haine de la douleur, et l'amour de la volupte. Et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux.

Mais aux affections qui me distrayent de moy, et attachent ailleurs, a celles la certes m'oppose-je de toute ma force. Mon opinion est, qu'il se faut prester a autruy, et ne se donner qu'a soy-mesme. Si ma volonte se trouvoit aysee a s'hypothequer et a s'appliquer, je n'y durerois pas: Je suis trop tendre, et par nature et par usage,

fugax rerum, securaque in otia natus .

Les debats contestez et opiniastrez, qui donneroient en fin advantage a mon adversaire; l'issue qui rendroit honteuse ma chaulde poursuitte, me rongeroit a l'advanture bien cruellement. Si je mordois a mesme, comme font les autres; mon ame n'auroit jamais la force de porter les alarmes, et emotions, qui suyvent ceux qui embrassent tant. Elle seroit incontinent disloquee par cette agitation intestine. Si quelquefois on m'a pousse au maniement d'affaires estrangeres, j'ay promis de les prendre en main, non pas au poulmon et au foye; de m'en charger, non de les incorporer: de m'en soigner, ouy; de m'en passionner, nullement: j'y regarde, mais je ne les couve point. J'ay assez affaire a disposer et renger la presse domestique que j'ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y loger, et me fouler d'une presse estrangere: Et suis assez interesse de mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en convier d'autres forains. Ceux qui scavent combien ils se doivent, et de combien d'offices ils sont obligez a eux, trouvent que nature leur a donne cette commission plaine assez, et nullement oysifve. Tu as bien largement affaire chez toy, ne t'esloigne pas.

Les hommes se donnent a louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux; elles sont pour ceux, a qui ils s'asservissent; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaist pas. Il faut mesnager la liberte de nostre ame, et ne l'hypotequer qu'aux occasions justes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens appris a se laisser emporter et saisir, ils le font par tout. Aux petites choses comme aux grandes; a ce qui ne les touche point, comme a ce qui les touche. Ils s'ingerent indifferemment ou il y a de la besongne; et sont sans vie, quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt, negotii causa . Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce n'est pas, qu'ils vueillent aller, tant, comme c'est, qu'ils ne se peuvent tenir. Ne plus ne moins, qu'une pierre esbranslee en sa cheute, qui ne s'arreste jusqu'a tant qu'elle se couche. L'occupation est a certaine maniere de gents, marque de suffisance et de dignite. Leur esprit cherche son repos au bransle, comme les enfans au berceau. Ils se peuvent dire autant serviables a leurs amis, comme importuns a eux mesmes. Personne ne distribue son argent a autruy, chacun y distribue son temps et sa vie. Il n'est rien dequoy nous soyons si prodigues, que de ces choses la, desquelles seules l'avarice nous seroit utile et louable.

Je prens une complexion toute diverse. Je me tiens sur moy. Et communement desire mollement ce que je desire, et desire peu: M'occupe et embesongne de mesme, rarement et tranquillement. Tout ce qu'ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonte et vehemence. Il y a tant de mauvais pas, que pour le plus seur, il faut un peu legerement et superficiellement couler ce monde: et le glisser, non pas l'enfoncer. La volupte mesme, est douloureuse en sa profondeur.

incedis per ignes,

Subpositos cineri doloso .

Messieurs de Bordeaux m'esleurent Maire de leur ville, estant esloigne de France; et encore plus esloigne d'un tel pensement. Je m'en excusay. Mais on m'apprint que j'avois tort; le commandement du Roy s'y interposant aussi. C'est une charge, qui doit sembler d'autant plus belle, qu'elle n'a, ny loyer ny gain, autre que l'honneur de son execution. Elle dure deux ans; mais elle peut estre continuee par seconde eslection. Ce qui advient tresrarement. Elle le fut a moy; et ne l'avoit este que deux fois auparavant: Quelques annees y avoit, a Monsieur de Lansac; et fraichement a Monsieur de Biron Mareschal de France. En la place duquel je succeday; et laissay la mienne, a Monsieur de Matignon aussi Mareschal de France. Glorieux de si noble assistance.

uterque bonus pacis bellique minister .

La fortune voulut part a ma promotion, par cette particuliere circonstance qu'elle y mit du sien: Non vaine du tout. Car Alexandre desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui luy offroyent la bourgeoisie de leur ville; mais quand ils vindrent a luy deduire, comme Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia gratieusement.

A mon arrivee, je me deschiffray fidelement, et conscientieusement, tout tel que je me sens estre: Sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur: sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence: a ce qu'ils fussent informez et instruicts de ce qu'ils avoyent a attendre de mon service. Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les avoit seule incitez a cela, et l'honneur de sa memoire: je leur adjoustay bien clairement, que je serois tres-marry que chose quelconque fist autant d'impression en ma volonte, comme avoyent faict autrefois en la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu'il l'avoit en gouvernement, en ce lieu mesme auquel ils m'avoyent appelle. Il me souvenoit, de l'avoir veu vieil, en mon enfance, l'ame cruellement agitee de cette tracasserie publique; oubliant le doux air de sa maison, ou la foiblesse des ans l'avoit attache long temps avant; et son mesnage, et sa sante; et mesprisant certes sa vie, qu'il y cuida perdre, engage pour eux, a des longs et penibles voyages. Il estoit tel; et luy partoit cette humeur d'une grande bonte de nature. Il ne fut jamais ame plus charitable et populaire. Ce train, que je loue en autruy, je n'ayme point a le suivre. Et ne suis pas sans excuse. Il avoit ouy dire, qu'il se falloit oublier pour le prochain; que le particulier ne venoit en aucune consideration au prix du general.

La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, a l'usage de la societe publique. Ils ont pense faire un bel effect, de nous destourner et distraire de nous; presupposans que nous n'y tinsions que trop, et d'une attache trop naturelle; et n'ont espargne rien a dire pour cette fin. Car il n'est pas nouveau aux sages, de prescher les choses comme elles servent, non comme elles sont. La verite a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez avec nous. Il nous faut souvent tromper, afin que nous ne nous trompions. Et siller nostre veue, eslourdir nostre entendement, pour les redresser et amender. Imperiti enim judicant, et qui frequenter in hoc ipsum fallendi sunt, ne errent . Quand ils nous ordonnent, d'aymer avant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses; ils representent l'art des archers, qui pour arriver au poinct, vont prenant leur visee grande espace au dessus de la bute. Pour dresser un bois courbe, on le recourbe au rebours.

J'estime qu'au temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions, il y avoit des mysteres apparens, pour estre montrez au peuple, et d'autres mysteres plus secrets, et plus haults, pour estre montres seulement a ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable qu'en ceux-cy, se trouve le vray poinct de l'amitie que chacun se doit: Non une amitie faulce, qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse, et telles choses, d'une affection principalle et immoderee, comme membres de nostre estre; ny une amitie molle et indiscrette; en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu'il corrompt et ruyne la paroy qu'il accole: Mais une amitie salutaire et reiglee; esgalement utile et plaisante. Qui en scait les devoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des muses; il a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur. Cettuy-cy, scachant exactement ce qu'il se doit; trouve dans son rolle, qu'il doit appliquer a soy, l'usage des autres hommes, et du monde; et pour ce faire, contribuer a la societe publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement a autruy, ne vit guere a soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse . La principale charge que nous ayons, c'est a chacun sa conduite. Et est ce pourquoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et saintement vivre; et penseroit estre quitte de son devoir, en y acheminant et dressant les autres; ce seroit un sot: Tout de mesme, qui abandonne en son propre, le sainement et gayement vivre, pour en servir autruy, prent a mon gre un mauvais et desnature party.

Je ne veux pas, qu'on refuse aux charges qu'on prend, l'attention, les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing:

non ipse pro charis amicis

Aut patria timidus perire .

Mais c'est par emprunt et accidentalement; L'esprit se tenant tousjours en repos et en sante: non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L'agir simplement, luy couste si peu, qu'en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, avec discretion: Car le corps recoit les charges qu'on luy met sus, justement selon qu'elles sont: l'esprit les estend et les appesantit souvent a ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble. On faict pareilles choses avec divers efforts, et differente contention de volonte. L'un va bien sans l'autre. Car combien de gens se hazardent tous les jours aux guerres, dequoy il ne leur chault: et se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce danger, qu'il n'oseroit avoir regarde, est plus passionne de l'yssue de cette guerre, et en a l'ame plus travaillee, que n'a le soldat qui y employe son sang et sa vie. J'ay peu me mesler des charges publiques, sans me despartir de moy, de la largeur d'une ongle, et me donner a autruy sans m'oster a moy.

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