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Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 65


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Ma seconde forme, ç'a esté d'avoir de l'argent. A quoy m'estant prins, j'en fis bien tost des reserves notables selon ma condition: n'estimant pas que ce fust avoir, sinon autant qu'on possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle soit. Car quoy, disoy-je, si j'estois surpris d'un tel, où d'un tel accident? Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, j'allois faisant l'ingenieux à prouvoir par cette superflue reserve à tous inconveniens: Et sçavois encore respondre à celuy qui m'alleguoit que le nombre des inconveniens estoit trop infiny; que si ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit pas sans penible sollicitude. J'en faisoy un secret: et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge: comme font les autres, qui s'appauvrissent riches, s'enrichissent pauvres: et dispensent leur conscience de ne tesmoigner jamais sincerement de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-je en voyage? il ne me sembloit estre jamais suffisamment pourveu: et plus je m'estois chargé de monnoye, plus aussi je m'estois chargé de crainte: Tantost de la seurté des chemins, tantost de la fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme d'autres que je cognois, je ne m'asseurois jamais assez, si je ne l'avois devant mes yeux. Laissoy-je ma boyte chez moy? combien de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables? J'avois tousjours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si je n'en faisois du tout tant que j'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher de le faire. De commodité, j'en tirois peu ou rien: Pour avoir plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car (comme disoit Bion) autant se fache le chevelu comme le chauve, qu'on luy arrache le poil: Et depuis que vous estes accoustumé, et avez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à vostre service: vous n'oseriez l'escorner. C'est un bastiment qui, comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer: Et au paravant j'engageois mes hardes, et vendois un cheval, avec bien moins de contrainte et moins envis, que lors je ne faisois bresche à cette bourçe favorie, que je tenois à part. Mais le danger estoit, que mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles sont difficiles à trouver, és choses qu'on croit bonnes) et arrester un poinct à l'espargne: on va tousjours grossissant cet amas, et l'augmentant d'un nombre à autre, jusques à se priver vilainement de la jouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la garde, et n'en user point.

Selon cette espece d'usage, ce sont les plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d'une bonne ville. Tout homme pecunieux est avaricieux à mon gré.

Platon renge ainsi les biens corporels ou humains: la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse, dit-il, n'est pas aveugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée par la prudence.

Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'advertit que l'un de ses Syracusains avoit caché dans terre un thresor; il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reservant à la desrobbée quelque partie; avec laquelle il s'en alla en une autre ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à vivre plus liberallement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le demeurant de son thresor; disant que puis qu'il avoit appris à en sçavoir user, il le luy rendoit volontiers.

Je fus quelques années en ce point: Je ne sçay quel bon dæmon m'en jetta hors tres-utilement, comme le Syracusain; et m'envoya toute cette conserve à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination: Par où je suis retombé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j'en sens) certes plus plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que je fais courir ma despence quand et quand ma recepte; tantost l'une devance, tantost l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d'avoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires: aux extraordinaires toutes les provisions du monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune elle mesmes nous arme jamais suffisamment contre soy. C'est de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si j'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy je n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est: non esse emacem, vectigal est . Je n'ay ny guere peur que bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Divitiarum fructus est in copia: copiam declarat satietas . Et me gratifie singulierement que cette correction me soit arrivée en un aage naturellement enclin à l'avarice, et que je me vois desfaict de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies.

Feraulez, qui avoit passé par les deux fortunes, et trouvé que l'accroist de chevance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit poiser sur ses espaules l'importunité de l'oeconomie, ainsi qu'elle faict à moy; delibera de contenter un jeune homme pauvre, son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present de toutes les siennes, grandes et excessives, et de celles encor qu'il estoit en train d'accumuler tous les jours par la liberalité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement contents du changement de leur condition. Voyla un tour que j'imiterois de grand courage.

Et louë grandement la fortune d'un vieil Prelat, que je voy s'estre si purement demis de sa bourse, et de sa recepte, et de sa mise, tantost à un serviteur choisi, tantost à un autre, qu'il a coulé un long espace d'années, autant ignorant cette sorte d'affaires de son mesnage, comme un estranger. La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la bonté propre: partant la favorise Dieu volontiers. Et pour son regard, je ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reiglé à si juste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage, interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus convenables, plus tranquilles, et selon son coeur.

L'aisance donc et l'indigence despendent de l'opinion d'un chacun, et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal, selon qu'il s'en trouve. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne essence et verité.

La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist: seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.

Les accessions externes prennent saveur et couleur de l'interne constitution: comme les accoustremens nous eschauffent non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir: qui en abrieroit un corps froid, il en tireroit mesme service pour la froideur: ainsi se conserve la neige et la glace.

Certes tout en la maniere qu'à un faineant l'estude sert de tourment, à un yvrongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice au luxurieux, et l'exercice gehenne à un homme delicat et oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses, ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté les fait telles. Pour juger des choses grandes et haultes, il faut un'ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice, qui est le nostre. Un aviron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.

Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n'en trouvons nous quelcun qui face pour nous? Et de tant d'especes d'imaginations qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique il à soy une le plus selon son humeur? S'il ne peut digerer la drogue forte et abstersive, pour desraciner le mal, au moins qu'il la prenne lenitive pour le soulager. Opinio est quædam effoeminata ac levis: nec in dolore magis, quam eadem in voluptate: qua, quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus. Totum in eo est, ut tibi imperes . Au demeurant on n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l'aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques: S'il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre en necessité, il n'est aucune necessité.

Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le coeur de souffrir ny la mort ny la vie; qui ne veut ny resister ni fuir, que luy feroit-on?

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