Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 50
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Hos natura modos primùm dedit .
Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres-plaisante, et bien temperée: de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il est rare d'y voir un homme malade: et m'ont asseuré, n'en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de grandes et hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieuës ou environ d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs, qui n'ont aucune ressemblance aux nostres; et les mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu'il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d'horreur en cette assiette, qu'ils le tuerent à coups de traict, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d'escorse de grands arbres, tenans à terre par un bout, et se soustenans et appuyans l'un contre l'autre par le feste, à la mode d'aucunes de noz granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu'ils en coupent et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts sont d'un tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux de noz navires, à chacun le sien: car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le Soleil, et mangent soudain apres s'estre levez, pour toute la journée: car ils ne font autre repas que celuy-là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit, de quelques autres peuples d'Orient, qui beuvoient hors du manger: ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d'autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le boivent que tiede: Ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours: il a le goust un peu picquant, nullement fumeux, salutaire à l'estomach, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoustumé: c'est une boisson tres-aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils usent d'une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J'en ay tasté, le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes, à tout des arcs. Une partie des femmes s'amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu'un des vieillards, qui le matin avant qu'ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d'un bout à autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu'il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur) il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets de bois, dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër que de bois, ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles; et celles qui ont bien merité des dieux, estre logées à l'endroit du ciel où le Soleil se leve: les maudites, du costé de l'Occident.
Ils ont je ne sçay quels Prestres et Prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. A leur arrivée, il se faict une grande feste et assemblée solennelle de plusieurs villages, (chaque grange, comme je l'ay descrite, faict un village, et sont environ à une lieuë Françoise l'une de l'autre) Ce Prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir: mais toute leur science ethique ne contient que ces deux articles de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir, et les evenemens qu'ils doivent esperer de leurs entreprinses: les achemine ou destourne de la guerre: mais c'est par tel si que où il faut à bien deviner, et s'il leur advient autrement qu'il ne leur a predit, il est haché en mille pieces, s'ils l'attrapent, et condamné pour faux Prophete. A cette cause celuy qui s'est une fois mesconté, on ne le void plus.
C'est don de Dieu, que la divination: voyla pourquoy ce devroit estre une imposture punissable d'en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avoient failly de rencontre, on les couchoit enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyere, tirées par des boeufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient les choses subjettes à la conduitte de l'humaine suffisance, sont excusables d'y faire ce qu'ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des asseurances d'une faculté extraordinaire, qui est hors de nostre cognoissance: faut-il pas les punir, de ce qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité de leur imposture?
Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous nuds, n'ayants autres armes que des arcs ou des espées de bois, appointées par un bout, à la mode des langues de noz espieuz. C'est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang: car de routes et d'effroy, ils ne sçavent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la teste de l'ennemy qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans. Il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis, l'autre bras à tenir de mesme; et eux deux en presence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en commun, et en envoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer une extreme vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayans apperceu que les Portugais, qui s'estoient r'alliez à leurs adversaires, usoient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient; qui estoit, de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les pendre apres: ils penserent que ces gens icy de l'autre monde (comme ceux qui avoient semé la cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu'eux en toute sorte de malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent de quitter leur façon ancienne, pour suivre cette-cy. Je ne suis pas marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy jugeans à point de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu'à le manger mort, à deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu'il est trespassé.
Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoicque, ont bien pensé qu'il n'y avoit aucun mal de se servir de nostre charoigne, à quoy que ce fust, pour nostre besoin, et d'en tirer de la nourriture: comme nos ancestres estans assiegez par Cæsar en la ville d'Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les corps des vieillars, des femmes, et autres personnes inutiles au combat.
Vascones, fama est, alimentis talibus usi
Produxere animas .
Et les medecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage, pour nostre santé; soit pour l'appliquer au dedans, ou au dehors: Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si desreglée, qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont noz fautes ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir: elle n'a autre fondement parmy eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en debat de la conqueste de nouvelles terres: car ils jouyssent encore de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses necessaires, en telle abondance, qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne desirer qu'autant que leurs necessitez naturelles leur ordonnent: tout ce qui est au delà, est superflu pour eux. Ils s'entr'appellent generallement ceux de mesme aage freres: enfans, ceux qui sont au dessouz; et les vieillards sont peres à tous les autres. Ceux-cy laissent à leurs heritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre, que celuy tout pur, que nature donne à ses creatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquest du victorieux, c'est la gloire, et l'avantage d'estre demeuré maistre en valeur et en vertu: car autrement ils n'ont que faire des biens des vaincus, et s'en retournent à leurs pays, où ils n'ont faute d'aucune chose necessaire; ny faute encore de cette grande partie, de sçavoir heureusement jouir de leur condition, et s'en contenter. Autant en font ceux-cy à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers, autre rançon que la confession et recognoissance d'estre vaincus: Mais il ne s'en trouve pas un en tout un siecle, qui n'ayme mieux la mort, que de relascher, ny par contenance, ny de parole, un seul point d'une grandeur de courage invincible. Il ne s'en void aucun, qui n'ayme mieux estre tué et mangé, que de requerir seulement de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, afin que la vie leur soit d'autant plus chere: et les entretiennent communément des menasses de leur mort future, des tourmens qu'ils y auront à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du detranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d'arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s'en fuyr; pour gaigner cet avantage de les avoir espouvantez, et d'avoir faict force à leur constance. Car aussi à le bien prendre, c'est en ce seul point que consiste la vraye victoire:
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