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Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 45


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Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'autre, d'un meslange si universel, qu'elles effacent, et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant: Par ce que c'estoit luy, par ce que c'estoit moy.

Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulierement, je ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre: qui faisoient en nostre affection plus d'effort, que ne porte la raison des rapports: je croy par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre, qui fut par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche, que l'un à l'autre. Il escrivit une Satyre Latine excellente, qui est publiee: par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions tous deux hommes faicts: et luy plus de quelque annee) elle n'avoit point à perdre temps. Et n'avoit à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, aus quelles il faut tant de precautions de longue et preallable conversation. Cette cy n'a point d'autre idee que d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille: c'est je ne sçay quelle quinte-essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne: d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre à la verité, ne nous reservant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien.

Quand Lælius en presence des Consuls Romains, lesquels apres la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuivoient tous ceux qui avoient esté de son intelligence, vint à s'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le principal de ses amis) combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eust respondu: Toutes choses. Comment toutes choses? suivit-il, et quoy, s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? Il ne me l'eust jamais commandé, repliqua Blosius. Mais s'il l'eust fait? adjousta Lælius: J'y eusse obey, respondit-il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les Consuls par cette derniere et hardie confession: et ne se devoit departir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere: et ne presupposent pas comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou que ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble. S'estans parfaittement commis, l'un à l'autre, ils tenoient parfaittement les renes de l'inclination l'un de l'autre: et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduitte de la raison (comme aussi est il du tout impossible de l'atteler sans cela) la responce de Blosius est telle, qu'elle devoit estre. Si leurs actions se demancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure, l'un de l'autre, ny amis à eux mesmes. Au demeurant cette response ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit à moy de cette façon: Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous? et que je l'accordasse: car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire: par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me desloger de la certitude, que j'ay des intentions et jugemens du mien: aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu'elle eust, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniment ensemble: elles se sont considerees d'une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre: que non seulement je cognoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes: j'en ay autant de cognoissance qu'un autre, et des plus parfaictes de leur genre: Mais je ne conseille pas qu'on confonde leurs regles, on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la bride à la main, avec prudence et precaution: la liaison n'est pas nouée en maniere, qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymez le (disoit Chilon) comme ayant quelque jour à le haïr: haïssez le, comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumieres: A l'endroit desquelles il faut employer le mot qu'Aristote avoit tres familier, O mes amys, il n'y a nul amy.

En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte: cette confusion si pleine de nos volontez en est cause: car tout ainsi que l'amitié que je me porte, ne reçoit point augmentation, pour le secours que je me donne au besoin, quoy que dient les Stoiciens: et comme je ne me sçay aucun gré du service que je me fay: aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux, ces mots de division et de difference, bien-faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie: et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres-propre definition d'Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, defendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inferer par là, que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir ensemble. Si en l'amitié dequoy je parle, l'un pouvoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui recevroit le bien-fait, qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'un et l'autre, plus que toute autre chose, de s'entre-bien faire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion, est celuylà qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il desire le plus. Quand le Philosophe Diogenes avoit faute d'argent, il disoit, qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et pour montrer comment cela se pratique par effect, j'en reciteray un ancien exemple singulier.

Eudamidas Corinthien avoit deux amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien: venant à mourir estant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament: Je legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieillesse: à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le doüaire le plus grand qu'il pourra: et au cas que l'un d'eux vienne à defaillir, je substitue en sa part celuy, qui survivra. Ceux qui premiers virent ce testament, s'en moquerent: mais ses heritiers en ayants esté advertis, l'accepterent avec un singulier contentement. Et l'un d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq jours apres, la substitution estant ouverte en faveur d'Aretheus, il nourrit curieusement cette mere, et de cinq talens qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il fit les nopces en mesme jour.

Cet exemple est bien plein: si une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis: Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible: chacun se donne si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs: au rebours il est marry qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer toutes à ce subjet. Les amitiez communes on les peut départir, on peut aymer en cestuy-cy la beauté, en cet autre la facilité de ses moeurs, en l'autre la liberalité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste: mais cette amitié, qui possede l'ame, et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous? Si l'un commettoit à vostre silence chose qui fust utile à l'autre de sçavoir, comment vous en desmeleriez vous? L'unique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que j'ay juré ne deceller à un autre, je le puis sans parjure, communiquer à celuy, qui n'est pas autre, c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler: et n'en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux j'en aime autant l'un que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment, et m'aiment autant que je les aime: il multiplie en confrairie, la chose la plus une et unie, et dequoy une seule est encore la plus rare à trouver au monde.

Le demeurant de cette histoire convient tres-bien à ce que je disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin: il les laisse heritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l'amitié se montre bien plus richement en son fait, qu'en celuy d'Aretheus. Somme, ce sont effets inimaginables, à qui n'en a gousté: et qui me font honnorer à merveilles la responce de ce jeune soldat, à Cyrus, s'enquerant à luy, pour combien il voudroit donner un cheval, par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course: et s'il le voudroit eschanger à un royaume: Non certes, Sire: mais bien le lairroy je volontiers, pour en aquerir un amy, si je trouvoy homme digne de telle alliance.

Il ne disoit pas mal, si je trouvoy. Car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance: mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage, qui ne fait rien de reste: il est besoin, que touts les ressorts soyent nets et seurs parfaictement.

Aux confederations, qui ne tiennent que par un bout, on n'a à prouvoir qu'aux imperfections, qui particulierement interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon medecin, et mon advocat; cette consideration n'a rien de commun avec les offices de l'amitié, qu'ils ne doivent. Et en l'accointance domestique, que dressent avec moy ceux qui me servent, j'en fay de mesmes: et m'enquiers peu d'un laquay, s'il est chaste, je cherche s'il est diligent: et ne crains pas tant un muletier joueur qu'imbecille: ny un cuisinier jureur, qu'ignorant. Je ne me mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde: d'autres assés s'en meslent: mais ce que j'y fay,

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