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Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 38


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Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres-loyal serviteur de son Prince, et tres-affectionné, et tres-courageux: mais il luy refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir publique. Outre plusieurs autres inconvenients, qui blessent nostre liberté, par ces obligations particulieres, le jugement d'un homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et d'ingratitude.

Un pur Courtisan ne peut avoir ny loy ny volonté, de dire et penser que favorablement d'un maistre, qui parmi tant de milliers d'autres subjects, l'a choisi pour le nourrir et elever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison, sa franchise, et l'esblouissent. Pourtant void on coustumierement, le langage de ces gens là, divers à tout autre langage, en un estat, et de peu de foy en telle matiere.

Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour conduite. Qu'on luy face entendre, que de confesser la faute qu'il descouvrira en son propre discours, encore qu'elle ne soit apperceuë que par luy, c'est un effet de jugement et de sincerité, qui sont les principales parties qu'il cherche. Que l'opiniatrer et contester, sont qualitez communes: plus apparentes aux plus basses ames. Que se r'adviser et se corriger, abandonner un mauvais party, sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes, et philosophiques.

On l'advertira, estant en compagnie, d'avoir les yeux par tout: car je trouve que les premiers sieges sont communement saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent gueres meslees à la suffisance.

J'ay veu ce pendant qu'on s'entretenoit au haut bout d'une table, de la beauté d'une tapisserie, ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout.

Il sondera la portee d'un chacun: un bouvier, un masson, un passant, il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise: car tout sert en mesnage: la sottise mesmes, et foiblesse d'autruy luy sera instruction. A contreroller les graces et façons d'un chacun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises.

Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquerir de toutes choses: tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra: un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une battaille ancienne, le passage de Cæsar ou de Charlemaigne.

Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu,

Ventus in Italiam quis bene vela ferat.

Il s'enquerra des moeurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celuy-là. Ce sont choses tres-plaisantes à apprendre, et tres-utiles à sçavoir.

En cette practique des hommes, j'entens y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la memoire des livres. Il praticquera par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C'est un vain estude qui veut: mais qui veut aussi c'est un estude de fruit estimable: et le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. Quel profit ne fera-il en ceste part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion: ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir, qu'il mourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure. J'ay leu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu. Plutarche y en a leu cent; outre ce que j'y ay sçeu lire: et à l'adventure outre ce que l'autheur y avoit mis. A d'aucuns c'est un pur estude grammairien: à d'autres, l'anatomie de la Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus tres-dignes d'estre sçeus: car à mon gré c'est le maistre ouvrier de telle besongne: mais il y en a mille qu'il n'a que touché simplement: il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu'une atteinte dans le plus vif d'un propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, Que les habitans d'Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, donna peut estre, la matiere, et l'occasion à la Boeotie, de sa Servitude volontaire . Cela mesme de luy voir trier une legiere action en la vie d'un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c'est un discours. C'est dommage que les gens d'entendement, ayment tant la briefveté: sans doubte leur reputation en vaut mieux, mais nous en valons moins: Plutarque ayme mieux que nous le vantions de son jugement, que de son sçavoir: il ayme mieux nous laisser desir de soy, que satieté. Il sçavoit qu'és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement, à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs: O estranger, tu dis ce qu'il faut, autrement qu'il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d'embourrures: ceux qui ont la matiere exile, l'enflent de paroles.

Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain, de la frequentation au monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d'où il estoit, il ne respondit pas, d'Athenes, mais, du monde. Luy qui avoit imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l'univers, comme sa ville, jettoit ses cognoissances, sa societé et ses affections à tout le genre humain: non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des-ja les Cannibales. A voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse, et que le jour du jugement nous prent au collet: sans s'aviser que plusieurs pires choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant? Moy, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. A qui il gresle sur la teste, tout l'hemisphere semble estre en tempeste et orage: Et disoit le Savoïard, que si ce sot de Roy de France, eut sçeu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d'hostel de son Duc. Son imagination ne conçevoit autre plus eslevee grandeur, que celle de son maistre. Nous sommes insensiblement touts en cette erreur: erreur de grande suitte et prejudice. Mais qui se presente comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature, en son entiere majesté: qui lit en son visage, une si generale et constante varieté: qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres-delicate, celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, c'est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme je veux que ce soit le livre de mon escolier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugemens, d'opinions, de loix, et de coustumes, nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse: qui n'est pas un legier apprentissage. Tant de remuements d'estat, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de noms, tant de victoires et conquestes ensevelies soubs l'oubliance, rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostre nom par la prise de dix argoulets, et d'un pouillier, qui n'est cognu que de sa cheute. L'orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangeres, la majesté si enflee de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veüe, à soustenir l'esclat des nostres, sans siller les yeux. Tant de milliasses d'hommes enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compagnie en l'autre monde: ainsi du reste.

Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblee des jeux Olympiques. Les uns exercent le corps, pour en acquerir la gloire des jeux: d'autres y portent des marchandises à vendre, pour le gain. Il en est (et qui ne sont pas les pires) lesquels n'y cherchent autre fruict, que de regarder comment et pourquoy chasque chose se faict: et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et reigler la leur.

Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines, comme à leur reigle. On luy dira,

quid fas optare, quid asper

Utile nummus habet, patriæ charisque propinquis

Quantum elargiri deceat, quem te Deus esse

Jussit, et humana qua parte locatus es in re,

Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur;

Que c'est que sçavoir et ignorer, qui doit estre le but de l'estude: que c'est que vaillance, temperance, et justice: ce qu'il y a à dire entre l'ambition et l'avarice: la servitude et la subjection, la licence et la liberté: à quelles marques on congnoit le vray et solide contentement: jusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte.

Et quo quemque modo fugiatque feratque laborem.

Quels ressors nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours, dequoy on luy doit abreuver l'entendement, ce doivent estre ceux, qui reglent ses moeurs et son sens, qui luy apprendront à se cognoistre, et à sçavoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts liberaux, commençons par l'art qui nous faict libres.

Elles servent toutes voirement en quelque maniere à l'instruction de nostre vie, et à son usage: comme toutes autres choses y servent en quelque maniere aussi. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement.

Si nous sçavions restraindre les appartenances de nostre vie à leurs justes et naturels limites, nous trouverions, que la meilleure part des sciences, qui sont en usage, est hors de nostre usage. Et en celles mesmes qui le sont, qu'il y a des estendues et enfonceures tres-inutiles, que nous ferions mieux de laisser là: et suivant l'institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l'utilité.

sapere aude,

Incipe: vivendi qui rectè prorogat horam,

Rusticus expectat dum defluat amnis, at ille

Labitur, et labetur in omne volubilis ævum:

C'est une grande simplesse d'aprendre à nos enfans,

Quid moveant pisces, animosàque signaleonis,

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