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Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 36


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CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson .

JE ne vis jamais pere, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui laissast de l'advoüer: non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cet'affection, qu'il ne s'apperçoive de sa defaillance: mais tant y a qu'il est sien. Aussi moy, je voy mieux que tout autre, que ce ne sont icy que resveries d'homme, qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage: un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise. Car en somme, je sçay qu'il y a une Medecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent. Et à l'adventure encore sçay-je la pretention des sciences en general, au service de nostre vie: mais d'y enfonçer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote monarque de la doctrine moderne, ou opiniatré apres quelque science, je ne l'ay jamais faict: ny n'est art dequoy je peusse peindre seulement les premiers lineaments. Et n'est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus sçavant que moy: qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon. Et si l'on m'y force, je suis contraint assez ineptement, d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy j'examine son jugement naturel. leçon, qui leur est autant incognue, comme à moy la leur.

Je n'ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarche et Seneque, ou je puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien.

L'Histoire c'est mon gibier en matiere de livres, ou la poësie, que j'ayme d'une particuliere inclination: car, comme disoit Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans l'étroit canal d'une trompette sort plus aigue et plus forte: ainsi me semble il que la sentence pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement, et me fiert d'une plus vive secousse. Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, je les sens flechir sous la charge: mes conceptions et mon jugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant: et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfaict: Je voy encore du païs au delà: mais d'une veüe trouble, et en nuage, que je ne puis demesler: Et entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux, que j'ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement, son discours de la force de l'imagination: à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si chetif, si poisant et si endormy, je me fay pitié, ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-je de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vays au moins de loing apres, disant que voire. Aussi que j'ay cela, que chacun n'a pas, de cognoistre l'extreme difference d'entre-eux et moy: Et laisse ce neant-moins courir mes inventions ainsi foibles et basses, comme je les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux que cette comparaison m'y a descouvert: Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs, pour se faire honneur, font le contraire. Car cett'infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terni, et si laid à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent.

C'estoient deux contraires fantasies. Le philosophe Chrysippus mesloit à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d'autres autheurs: et en un la Medée d'Eurypides: et disoit Apollodorus, que, qui en retrancheroit ce qu'il y avoit d'estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au rebours, en trois cents volumes qu'il laissa, n'avoit pas mis une seule allegation.

Il m'advint l'autre jour de tomber sur un tel passage: j'avois trainé languissant apres des parolles Françoises, si exangues, si descharnees, et si vuides de matiere et de sens, que ce n'estoient voirement que parolles Françoises: au bout d'un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer une piece haute, riche et eslevee jusques aux nües: Si j'eusse trouvé la pente douce, et la montee un peu alongee, cela eust esté excusable: c'estoit un precipice si droit et si coupé que des six premieres parolles je cogneuz que je m'envolois en l'autre monde: de là je descouvris la fondriere d'où je venois, si basse et si profonde, que je n'eus oncques puis le coeur de m'y ravaler. Si j'estoffois l'un de mes discours de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres.

Reprendre en autruy mes propres fautes, ne me semble non plus incompatible, que de reprendre, comme je fay souvent, celles d'autruy en moy. Il les faut accuser par tout, et leur oster tout lieu de franchise. Si sçay je, combien audacieusement j'entreprens moy-mesmes à tous coups, de m'egaler à mes larrecins, d'aller pair à pair quand et eux: non sans une temeraire esperance, que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner. Mais c'est autant par le benefice de mon application, que par le benefice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne luitte point en gros ces vieux champions là, et corps à corps: c'est par reprinses, menues et legeres attaintes. Je ne m'y aheurte pas: je ne fay que les taster: et ne vay point tant, comme je marchande d'aller.

Si je leur pouvoy tenir palot, je serois honneste homme: car je ne les entreprens, que par où ils sont les plus roides.

De faire ce que j'ay decouvert d'aucuns, se couvrir des armes d'autruy, jusques à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts: conduire son dessein (comme il est aysé aux sçavans en une matiere commune) sous les inventions anciennes, rappiecees par cy par là: à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement injustice et lascheté, que n'ayans rien en leur vaillant, par où se produire, ils cherchent à se presenter par une valeur purement estrangere: et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s'acquerir l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier envers les gents d'entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntee: desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n'est rien que je vueille moins faire. Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons: et j'en ay veu de tres-ingenieux en mon temps: entre-autres un, sous le nom de Capilupus: outre les anciens. Ce sont des esprits, qui se font veoir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques .

Quoy qu'il en soit, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n'ay pas deliberé de les cacher, non plus qu'un mien pourtraict chauve et grisonnant, où le peintre auroit mis non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions: Je les donne, pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise icy qu'à decouvrir moy-mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouvel apprentissage me change. Je n'ay point l'authorité d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy.

Quelcun doncq'ayant veu l'article precedant, me disoit chez moy l'autre jour, que je me devoys estre un petit estendu sur le discours de l'institution des enfans. Or Madame si j'avoy quelque suffisance en ce subject, je ne pourroy la mieux employer que d'en faire un present à ce petit homme, qui vous menasse de faire tantost une belle sortie de chez vous (vous estes trop genereuse pour commencer autrement que par un masle) Car ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, j'ay quelque droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra: outre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude, m'oblige assez à desirer honneur, bien et advantage à tout ce qui vous touche: Mais à la verité je n'y entens sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l'humaine science semble estre en cet endroit, où il se traitte de la nourriture et institution des enfans.

Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons, qui vont devant le planter, sont certaines et aysees, et le planter mesme. Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie: à l'eslever, il y a une grande varieté de façons, et difficulté: pareillement aux hommes, il y a peu d'industrie à les planter: mais depuis qu'ils sont naiz, on se charge d'un soing divers, plein d'embesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir.

La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si incertaines et fauces, qu'il est mal-aisé d'y establir aucun solide jugement.

Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien ils se sont disconvenuz à eux mesmes. Les petits des ours, et des chiens, montrent leur inclination naturelle; mais les hommes se jettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se deguisent facilement.

Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles: D'où il advient que par faute d'avoir bien choisi leur route, pour neant se travaille on souvent, et employe lon beaucoup d'aage, à dresser des enfans aux choses, ausquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutesfois en cette difficulté mon opinion est, de les acheminer tousjours aux meilleures choses et plus profitables; et qu'on se doit peu appliquer à ces legeres divinations et prognostiques, que nous prenons des mouvemens de leur enfance. Platon en sa République , me semble leur donner trop d'autorité.

Madame c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes eslevees en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité elle n'a point son vray usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fiere, de prester ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince, ou d'une nation estrangere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pillules. Ainsi Madame, par ce que je croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui estes d'une race lettree (car nous avons encore les escrits de ces anciens Comtes de Foix, d'où monsieur le Comte vostre mary et vous, estes descendus: et François monsieur de Candale, vostre oncle, en faict naistre tous les jours d'autres, qui estendront la cognoissance de cette qualité de vostre famille, à plusieurs siecles) je vous veux dire là dessus une seule fantasie, que j'ay contraire au commun usage: C'est tout ce que je puis conferer à vostre service en cela.

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