Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 26
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Les mariez, le temps estant tout leur, ne doivent ny presser ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests. Et vault mieux faillir indecemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fievre, attendant une et une autre commodité plus privée et moins allarmée, que de tomber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doibt à saillies et divers temps, legerement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer, à se convaincre definitivement soy-mesme. Ceux qui sçavent leurs membres de nature dociles, qu'ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantasie.
On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importunément lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunément lors que nous en avons le plus affaire: et contestant de l'authorité, si imperieusement, avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause: à l'adventure mettroy-je en souspeçon noz autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par belle envie, de l'importance et douceur de son usage, cette querelle apostée, et avoir par complot, armé le monde à l'encontre de luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de nostre corps, qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne s'exerce contre nostre volonté. elles ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu, le coeur, le poulmon, et le pouls. La veue d'un object agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une emotion fievreuse. N'y a-il que ces muscles et ces veines, qui s'elevent et se couchent, sans l'adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée? Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent ou nous ne l'envoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que n'ayans de quoy frire, nous le luy deffendrions volontiers, l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'emouvoir les parties, qui luy sont subjettes, ny plus ny moins que cet autre appetit: et nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent à descharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre nostre advis, comme ceux-cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue avoir veu quelqu'un, qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il en vouloit: et que Vives encherit d'un autre exemple de son temps, de pets organizez, suivants le ton des voix qu'on leur prononçoit, ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre. Car en est-il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? Joint que j'en cognoy un, si turbulent et revesche, qu'il y a quarante ans, qu'il tient son maistre à peter d'une haleine et d'une obligation constante et irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d'un seul pet, nous menne jusques aux portes d'une mort tres-angoisseuse: et que l'Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir.
Mais nostre volonté, pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vray-semblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition, par son des-reiglement et desobeissance? Veut elle tousjours ce que nous voudrions qu'elle voulsist? Ne veut elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir; et à nostre evident dommage? se laisse elle non plus mener aux conclusions de nostre raison? En fin, je diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer, qu'en ce fait sa cause estant inseparablement conjointe à un confort, et indistinctement, on ne s'addresse pourtant qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuvent appartenir à sondit confort. Car l'effect d'iceluy est bien de convier inopportunement par fois, mais refuser, jamais: et de convier encore tacitement et quietement. Partant se void l'animosité et illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, que les Advocats et Juges ont beau quereller et sentencier: nature tirera cependant son train: Qui n'auroit faict que raison, quand elle auroit doüé ce membre de quelque particulier privilege. Autheur du seul ouvrage immortel, des mortels. Ouvrage divin selon Socrates: et Amour desir d'immortalité, et Dæmon immortel luy mesmes.
Tel à l'adventure par cet effect de l'imagination, laisse icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne. Voyla pourquoy en telles choses l'on a accoustumé de demander une ame preparée. Pourquoy praticquent les Medecins avant main, la creance de leur patient, avec tant de fausses promesses de sa guerison: si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplee l'imposture de leur aposéme? Ils sçavent qu'un des maistres de ce mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule veuë de la Medecine faisoit l'operation.
Et tout ce caprice m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse, nation peu vaine et mensongiere: d'avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse maladif et subject à la pierre, qui avoit souvent besoing de clysteres, et se les faisoit diversement ordonner aux medecins, selon l'occurrence de son mal: apportez qu'ils estoyent, il n'y avoit rien obmis des formes accoustumées: souvent il tastoit s'ils estoyent trop chauds: le voyla couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune injection. L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé, comme s'il avoit veritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le medecin n'en trouvoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoin jure, que pour espargner la despence (car il les payoit, comme s'il les eut receus) la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre de l'eau tiede, l'effect en descouvrit la fourbe; et pour avoir trouvé ceux-la inutiles, qu'il faulsit revenir à la premiere façon.
Une femme pensant avoir avalé une espingle avec son pain, crioit et se tourmentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestée: mais par ce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habil'homme ayant jugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui l'avoit picquée en passant, la fit vomir, et jetta à la desrobée dans ce qu'elle rendit, une espingle tortue. Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Je sçay qu'un gentil'homme ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n'en estoit rien) de leur avoir faict manger un chat en paste: dequoy une damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en estant tombée en un grand dévoyement d'estomac et fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous, subjectes à la force de l'imagination: tesmoings les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres: nous les voyons aussi japper et tremousser en songe, hannir les chevaux et se debatre.
Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes. C'est autre chose; que l'imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout ainsi qu'un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'un à l'autre:
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi:
Multaque corporibus transitione nocent.
Pareillement l'imagination esbranlée avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l'object estrangier. L'ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et les autruches couvent leurs oeufs de la seule veuë, signe qu'ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauvais respondans que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience, les femmes envoyer aux corps des enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies: tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme et Empereur, une fille d'aupres de Pise toute velue et herissée, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceuë, à cause d'un'image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lict. Des animaux il en est de mesmes: tesmoing les brebis de Jacob, et les perdris et lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernierement chez moy un chat guestant un oyseau au hault d'un arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'un contre l'autre, quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du chat. Ceux qui ayment la volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément sa veuë contre un milan en l'air, gageoit, de la seule force de sa veuë le ramener contrebas: et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les Histoires que j'emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens.
Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l'experience; chacun y peut joindre ses exemples: et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est assez, veu le nombre et varieté des accidens.
Si je ne comme bien, qu'un autre comme pour moy. Aussi en l'estude que je traitte, de noz moeurs et mouvements. les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c'est tousjours un tour de l'humaine capacité: duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy, et en fay mon profit, egalement en umbre qu'en corps. Et aux diverses leçons, qu'ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c'est dire les evenements. La mienne, si j'y scavoye advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand ilz n'en ont point. Je n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j'ay leu, ouï, faict, ou dict, je me suis defendu d'oser alterer jusques aux plus legeres et inutiles circonstances, ma conscience ne falsifie pas un iota, mon inscience je ne sçay. Sur ce propos, j'entre par fois en pensée, qu'il puisse asses bien convenir à un Theologien, à un Philosophe, et telles gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire. Comment peuvent-ils engager leur foy sur une foy populaire? comment respondre des pensées de personnes incognues; et donner pour argent contant leurs conjectures? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez par un juge. Et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes: d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntée. Aucuns me convient d'escrire les affaires de mon temps: estimants que je les voy d'une veuë moins blessée de passion, qu'un autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste je n'en prendroys pas la peine: ennemy juré d'obligation, d'assiduité, de constance: qu'il n'est rien si contraire à mon stile, qu'une narration estendue. Je me recouppe si souvent, à faute d'haleine. Je n'ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d'un enfant, des frases et vocables, qui servent aux choses plus communes. Pourtant ay-je prins à dire ce que je sçay dire: accommodant la matiere à ma force. Si j'en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, j'eusse publié des jugements, à mon gré mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'autruy, que ses exemples soient en tout et par tout veritables: qu'ils soient utiles à la posterité, et presentez d'un lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.
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