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Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 51


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Ils rentrerent tous deux fort tard le soir; la voisine forca Jacques a manger un peu.

– Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un peu de force, car j'aurai a travailler cette nuit.

La voisine et le medecin ne comprirent pas. Jacques se mit a table et mangea si precipitamment quelques bouchees qu'il faillit s'etouffer. Alors il demanda a boire. Mais en portant son verre a sa bouche, Jacques le laissa tomber a terre. Le verre qui s'etait brise avait reveille dans l'esprit de l'artiste un souvenir qui reveillait lui-meme sa douleur un instant engourdie. Le jour ou Francine etait venue pour la premiere fois chez lui, la jeune fille, qui etait deja souffrante, s'etait trouvee indisposee, et Jacques lui avait donne a boire un peu d'eau sucree dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils demeurerent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.

Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui etait prescrit, et c'etait dans ce verre que Francine buvait la liqueur ou sa tendresse puisait une gaiete charmante.

Jacques resta plus d'une demi-heure a regarder, sans rien dire, les morceaux epars de ce fragile et cher souvenir, et il lui semblait que son c?ur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les eclats dechirer sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu a lui, il ramassa les debris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.

– Ne t'en va pas, dit-il au medecin qui n'y songeait aucunement, j'aurai besoin de toi tout a l'heure.

On apporta l'eau et les bougies; les deux amis resterent seuls.

– Que veux-tu faire? dit le medecin en voyant Jacques qui, apres avoir verse de l'eau dans une sebile en bois, y jetait du platre fin a poignees egales.

– Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? Je vais mouler la tete de Francine; et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t'en iras pas.

Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on avait jete sur la figure de la morte. La main de Jacques commenca a trembler et un sanglot etouffe monta jusqu'a ses levres.

– Apporte les bougies, cria-t-il a son ami, et viens me tenir la sebile. L'un des flambeaux fut pose a la tete du lit, de facon a repandre toute sa clarte sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placee au pied. A l'aide d'un pinceau trempe dans l'huile d'olive, l'artiste oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que Francine faisait le plus habituellement.

– Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enleverons le masque, murmura Jacques a lui-meme. Ces precautions prises, et apres avoir dispose la tete de la morte dans une attitude favorable, Jacques commenca a couler le platre par couches successives jusqu'a ce que le moule eut atteint l'epaisseur necessaire. Au bout d'un quart d'heure l'operation etait terminee et avait completement reussi.

Par une etrange particularite, un changement s'etait opere sur le visage de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer entierement, rechauffe sans doute par la chaleur du platre, avait afflue vers les regions superieures, et un nuage aux transparences rosees se melait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les paupieres, qui s'etaient soulevees lorsqu'on avait enleve le moule, laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait receler une vague intelligence; et des levres, entr'ouvertes par un sourire commence, semblait sortir, oubliee dans le dernier adieu, cette derniere parole qu'on entend seulement avec le c?ur.

Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument la ou commence l'insensibilite de l'etre? Qui peut dire que les passions s'eteignent et meurent juste avec la derniere pulsation du c?ur qu'elles ont agite? L'ame ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vetu deja pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, epier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont ont tant de raisons pour se defier de ceux qui restent!

Au moment ou Jacques songeait a conserver ses traits par les moyens de l'art, qui sait? Une pensee d'outre-vie etait peut-etre revenue reveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-etre s'etait-elle rappele que celui qu'elle venait de quitter etait un artiste en meme temps qu'un amant; qu'il etait l'un et l'autre, parce qu'il ne pouvait etre l'un sans l'autre; que pour lui l'amour etait l'ame de l'art, et que, s'il l'avait tant aimee, c'est qu'elle avait su etre pour lui une femme et une maitresse, un sentiment dans une forme. Et alors, peut-etre, Francine, voulant laisser a Jacques l'image humaine qui etait devenue pour lui un ideal incarne, avait su, morte, deja glacee, revetir encore une fois son visage de tous les rayonnements de l'amour et de toutes les graces de la jeunesse; elle ressuscitait objet d'art.

Et peut-etre aussi la pauvre fille avait pense vrai; car il existe, parmi les vrais artistes, de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatees vivantes.

Devant la serenite de cette figure, ou l'agonie n'offrait plus de traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi de preface a la mort. Francine paraissait continuer un reve d'amour; et en la voyant ainsi, on eut dit qu'elle etait morte de beaute.

Le medecin, brise par la fatigue, dormait dans un coin.

Quant a Jacques, il etait de nouveau retombe dans ses doutes. Son esprit hallucine s'obstinait a croire que celle qu'il avait tant aimee allait se reveiller; et comme de legeres contractions nerveuses, determinees par l'action recente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilite du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion, qui dura jusqu'au matin, a l'heure ou un commissaire vint constater le deces et autoriser l'inhumation.

Au reste, s'il avait fallu toute la folie du desespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle creature, il fallait aussi pour y croire toute l'infaillibilite de la science.

Pendant que la voisine ensevelissait Francine, on avait entraine Jacques dans une autre piece, ou il trouva quelques-uns de ses amis venus pour suivre le convoi. Les bohemes s'abstinrent vis-a-vis de Jacques, qu'ils aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles a trouver et si penibles a entendre, ils allaient tour a tour serrer silencieusement la main de leur ami.

– Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.

– Oui, repondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rebellions de la jeunesse en leur imposant l'inflexibilite d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par etouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit dans sa vie. Depuis qu'il connait Francine, Jacques est bien change.

– Elle l'a rendu heureux, dit un autre.

– Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux, comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l'etat ou Jacques est en ce moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'?uvre: il ne detournerait pas les yeux; et pour revoir encore une fois sa maitresse, je suis sur qu'il marcherait sur un Titien ou sur un Raphael. Ma maitresse a moi est immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle Joconde .

Au moment ou Lazare allait continuer ses theories sur l'art et le sentiment, on vint avertir qu'on allait partir pour l'eglise.

Apres quelques basses prieres, le convoi se dirigea vers le cimetiere… Comme c'etait precisement le jour de la fete des morts, une foule immense encombrait l'asile funebre. Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques qui marchait tete nue derriere le corbillard.

– Pauvre garcon! disait l'un, c'est sa mere sans doute…

– C'est son pere, disait un autre.

– C'est sa s?ur, disait-on autre part.

Venu la pour etudier l'attitude des regrets a cette fete des souvenirs qui se celebre une fois l'an sous le brouillard de novembre, seul, un poete, en voyant passer Jacques, devina qu'il suivait les funerailles de sa maitresse.

Quand on fut arrive pres de la fosse reservee, les bohemiens, la tete nue, se rangerent autour. Jacques se mit sur le bord, son ami le medecin le tenait par le bras.

Les hommes du cimetiere etaient presses et voulurent faire vitement les choses.

– Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! Tant mieux. Houp! Camarade! Allons, la! Et la biere, tiree hors de la voiture, fut liee avec des cordes et descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du trou, puis, aide d'un de ses camarades, il prit une pelle et commenca a jeter de la terre. La fosse fut bientot comblee. On y planta une petite croix de bois.

Au milieu de ses sanglots, le medecin entendit Jacques qui laissait echapper ce cri d'egoisme:

– O ma jeunesse! C'est vous qu'on enterre! Jacques faisait partie d'une societe appelee les Buveurs d'eau , et qui paraissait avoir ete fondee en vue d'imiter le fameux cenacle de la rue des quatre-vents, dont il est question dans le beau roman du Grand Homme de province . Seulement, il existait une grande difference entre les heros du cenacle et les Buveurs d'eau , qui, comme tous les imitateurs, avaient exagere le systeme qu'ils voulaient mettre en application. Cette difference se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cenacle finissent par atteindre le but qu'ils se proposaient, et prouvent que tout systeme est bon qui reussit; tandis qu'apres plusieurs annees d'existence la societe des Buveurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d'aucun soit reste attache a une ?uvre qui put attester de leur existence.

Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la societe des Buveurs devinrent moins frequents. Les necessites d'existence avaient force l'artiste a violer certaines conditions, signees et jurees solennellement par les Buveurs d'eau , le jour ou la societe avait ete fondee.

Perpetuellement juches sur les echasses d'un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient erige en principe souverain, dans leur association, qu'ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-a-dire que, malgre leur misere mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession a la necessite. Ainsi, le poete Melchior n'aurait jamais consenti a abandonner ce qu'il appelait sa lyre, pour ecrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C'etait bon pour le poete Rodolphe, un propre a rien qui etait bon a tout, et qui ne laissait jamais passer une piece de cent sous devant lui sans tirer dessus n'importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eut jamais voulu salir ses pinceaux a faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en echange de ce fameux habit surnomme Mathusalem , et que la main de chacune de ses amantes avait etoile de reprises. Tout le temps qu'il avait vecu en communion d'idees avec les Buveurs d'eau , le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de societe; mais des qu'il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, deja malade, au regime qu'il avait accepte tout le temps de sa solitude. Jacques etait par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le president de la societe, l'exclusif Lazare, et lui annonca que desormais il accepterait tout travail qui pourrait lui etre productif.

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