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Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 39


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Lorsqu'il entra dans sa chambre, bien qu'il fit une chaleur epouvantable, Rodolphe crut sentir un manteau glace descendre sur ses epaules. C'etait le froid de la solitude, de la terrible solitude de la nuit que rien ne vient troubler. Il alluma sa bougie et apercut alors la chambre devastee. Les meubles ouvraient leurs tiroirs vides, et, du plafond au sol, une immense tristesse emplissait cette petite chambre, qui parut a Rodolphe plus grande qu'un desert. En marchant, il heurta du pied les paquets renfermant les objets appartenant a Mademoiselle Mimi, et il ressentit un mouvement de joie en voyant qu'elle n'etait pas encore venue pour les prendre, comme elle lui avait dit qu'elle le ferait le matin. Rodolphe sentait, malgre tous ses combats, approcher l'heure de la reaction, et il devinait bien qu'une nuit atroce allait expier toute la joie amere qu'il avait depensee dans la soiree. Cependant, il esperait que son corps, brise par la fatigue, s'endormirait avant le reveil des angoisses, si longtemps comprimees dans son c?ur.

Comme il s'approchait du lit et en ecartait les rideaux, en voyant ce lit qui n'avait pas ete derange depuis deux jours, devant les deux oreillers places l'un a cote de l'autre, et sous l'un desquels se cachait encore a demi la garniture d'un bonnet de femme, Rodolphe sentit son c?ur etreint dans l'invincible etau de cette douleur morne qui ne peut eclater. Il tomba au pied du lit, prit son front dans ses mains; et, apres avoir jete un regard dans cette chambre desolee, il s'ecria:

– O petite Mimi, joie de ma maison, est-il bien vrai que vous soyez partie, que je vous ai renvoyee, et que je ne vous reverrai plus, mon Dieu! o jolie tete brune qui avez si longtemps dormi a cette place, ne reviendrez-vous plus y dormir encore? o voix capricieuse dont les caresses me donnaient le delire, et dont les coleres me charmaient, est-ce que je ne vous entendrai plus? o petites mains blanches aux veines bleues, vous a qui j'avais fiance mes levres, o petites mains blanches, avez-vous donc recu mon dernier baiser? Et Rodolphe plongeait, avec une ivresse delirante, sa tete dans les oreillers, encore impregnes des parfums de la chevelure de son amie. Du fond de cette alcove il lui semblait voir sortir le fantome des belles nuits qu'il avait passees avec sa jeune maitresse. Il entendait retentir claire et sonore, au milieu du silence nocturne, le rire epanoui de Mademoiselle Mimi, et il se ressouvint de cette charmante et contagieuse gaiete avec laquelle elle avait su tant de fois lui faire oublier tous les embarras et toutes les miseres de leur existence hasardeuse.

Pendant toute cette nuit il passa en revue les huit mois qu'il venait d'ecouler aupres de cette jeune femme qui ne l'avait jamais aime peut-etre, mais dont les tendres mensonges avaient su rendre au c?ur de Rodolphe sa jeunesse et sa virilite premieres.

L'aube blanchissante le surprit au moment ou, vaincu par la fatigue, il venait de fermer les yeux rougis par les larmes versees durant cette nuit. Veille douloureuse et terrible, et comme les plus railleurs et les plus sceptiques d'entre nous pourraient en retrouver plus d'une au fond de leur passe.

Le matin, lorsque ses amis entrerent chez lui, ils furent effrayes en voyant Rodolphe, dont le visage etait ravage par toutes les angoisses qui l'avaient assailli durant sa veille au mont d'oliviers de l'amour.

– Bon, dit Marcel, j'en etais sur: c'est sa gaiete d'hier qui lui a tourne sur le c?ur. Ca ne peut pas durer comme ca.

Et, de concert avec deux ou trois camarades, il commenca sur Mademoiselle Mimi une foule de revelations indiscretes, dont chaque mot s'enfoncait comme une epine au c?ur de Rodolphe. Ses amis lui prouverent que de tout temps sa maitresse l'avait trompe comme un niais, chez lui et au dehors, et que cette creature pale comme l'ange de la phthisie etait un ecrin de sentiments mauvais et d'instincts feroces.

Et l'un et l'autre, ils alternerent ainsi dans la tache qu'ils avaient entreprise, et dont le but etait d'amener Rodolphe a ce point ou l'amour aigri se change en mepris; mais ce but ne fut atteint qu'a moitie. Le desespoir du poete se changea en colere. Il se jeta avec rage sur les paquets qu'il avait prepares la veille; et apres avoir mis de cote tous les objets que sa maitresse avait en sa possession en entrant chez lui, il garda tout ce qu'il lui avait donne pendant leur liaison, c'est-a-dire la plus grande partie, et surtout les choses de toilette auxquelles Mademoiselle Mimi tenait par toutes les fibres de sa coquetterie, devenue insatiable dans les derniers temps.

Mademoiselle Mimi vint le lendemain dans la journee pour prendre ses effets. Rodolphe etait chez lui et seul. Il fallut que toutes les puissances de l'amour-propre le retinssent, pour qu'il ne se jetat point au cou de sa maitresse. Il lui fit un accueil plein d'injures muettes, et Mademoiselle Mimi lui repondit par ces insultes froides et aigues qui font pousser des griffes aux plus faibles et aux plus timides. Devant le dedain avec lequel sa maitresse le flagellait avec une opiniatrete insolente, la colere de Rodolphe eclata brutale et effrayante; un instant, Mimi, blanche de terreur, se demanda si elle allait sortir vivante d'entre ses mains. Aux cris qu'elle poussa, quelques voisins accoururent et l'arracherent de la chambre de Rodolphe.

Deux jours apres, une amie de Mimi vint demander a Rodolphe s'il voulait rendre les affaires qu'il avait gardees chez lui.

– Non, repondit-il.

Et il fit causer la messagere de sa maitresse. Cette femme lui apprit que la jeune Mimi etait dans une situation fort malheureuse, et qu'elle allait manquer de logement.

– Et son amant, dont elle est si folle?

– Mais, repondit Amelie, l'amie en question, ce jeune homme n'a point l'intention de la prendre pour maitresse. Il en a une depuis fort longtemps, et il parait peu s'occuper de Mimi, qui est a ma charge et m'embarrasse beaucoup.

– Qu'elle s'arrange, dit Rodolphe, elle l'a voulu; ca ne me regarde pas… Et il fit des madrigaux a Mademoiselle Amelie, et lui persuada qu'elle etait la plus belle femme du monde.

Amelie fit part a Mimi de son entrevue avec Rodolphe.

– Que dit-il? Que fait-il? demanda Mimi. Vous a-t-il parle de moi?

– Aucunement; vous etes deja oubliee, ma chere. Rodolphe a une nouvelle maitresse, et il lui a achete une toilette superbe, car il a recu beaucoup d'argent, et lui-meme est vetu comme un prince. Il est tres-aimable, ce jeune homme, et il m'a dit des choses charmantes.

– Je saurai ce que cela veut dire, pensa Mimi.

Tous les jours, Mademoiselle Amelie venait voir Rodolphe sous un pretexte quelconque; et, quoi qu'il fit, celui-ci ne pouvait s'empecher de lui parler de Mimi.

– Elle est fort gaie, repondait l'amie, et n'a point l'air de se preoccuper de sa position. Au reste, elle assure qu'elle reviendra avec vous quand elle voudra, sans faire aucune avance et uniquement pour faire enrager vos amis.

– C'est bien, dit Rodolphe; qu'elle vienne et nous verrons.

Et il recommenca a faire la cour a Amelie, qui s'en allait tout rapporter a Mimi, et assurait que Rodolphe etait fort epris d'elle.

– Il m'a encore baise la main et le cou, lui disait-elle; voyez, c'est tout rouge. Il veut m'emmener au bal demain.

– Ma chere amie, dit Mimi piquee, je vois ou vous en voulez venir, a me faire croire que Rodolphe est amoureux de vous, et qu'il ne pense plus a moi. Mais vous perdez votre temps, et avec lui, et avec moi. Le fait etait que Rodolphe n'etait aimable avec Amelie que pour l'attirer chez lui souvent, et avoir l'occasion de lui parler de sa maitresse, mais avec un machiavelisme qui avait peut-etre son but; et, s'apercevant bien que Rodolphe aimait toujours Mimi, et que celle-ci n'etait pas eloignee de rentrer avec lui, Amelie s'efforcait, par des rapports adroitement inventes, a eviter tout ce qui pourrait rapprocher les deux amants.

Le jour ou elle devait aller au bal, Amelie vint dans la matinee demander a Rodolphe si la partie tenait toujours.

– Oui, lui repondit-il, je ne veux pas manquer l'occasion d'etre le chevalier de la plus belle personne des temps modernes.

Amelie prit l'air coquet qu'elle avait le soir de son unique debut dans un theatre de la banlieue, dans les quatriemes roles de soubrette, et elle promit qu'elle serait prete pour le soir.

– A propos, fit Rodolphe, dites a Mademoiselle Mimi que, si elle veut faire une infidelite a son amant en ma faveur et venir passer une nuit chez moi, je lui rendrai toutes ses affaires.

Amelie fit la commission de Rodolphe et preta a ses paroles un sens tout autre que celui qu'elle avait su deviner.

– Votre Rodolphe est un homme ignoble, dit-elle a Mimi, sa proposition est une infamie. Il veut vous faire descendre par cette demarche au rang des plus viles creatures; et si vous allez chez lui, non-seulement il ne vous rendra pas vos affaires, mais il vous servira en risee a tous ses amis: c'est une conspiration arrangee entre eux.

– Je n'irai pas, dit Mimi; et comme elle vit Amelie en train de preparer sa toilette, elle lui demanda si elle allait au bal.

– Oui, repondit l'autre.

– Avec Rodolphe?

– Oui, il doit venir m'attendre ce soir a vingt pas de la maison.

– Bien du plaisir, dit Mimi; et voyant l'heure du rendez-vous avancer, elle courut en toute hate chez l'amant de Mademoiselle Amelie et le prevint que celle-ci etait en train de lui machiner une petite trahison avec son ancien amant a elle.

Le monsieur, jaloux comme un tigre et brutal comme un baton, arriva chez Mademoiselle Amelie, et lui annonca qu'il trouvait excellent qu'elle passat la soiree avec lui.

A huit heures, Mimi courut a l'endroit ou Rodolphe devait trouver Amelie. Elle apercut son amant qui se promenait dans l'attitude d'un homme qui attend; elle passa deux fois a cote de lui, sans oser l'aborder. Rodolphe etait mis tres-elegamment ce soir-la, et les crises violentes auxquelles il etait en proie depuis huit jours avaient donne a son visage un grand caractere. Mimi fut singulierement emue. Enfin, elle se decida a lui parler. Rodolphe l'accueillit sans colere, et lui demanda des nouvelles de sa sante, apres quoi il s'informa du motif qui l'amenait pres de lui; tout cela d'une voix douce, et ou un accent de tendresse cherchait a se contraindre.

– C'est une mauvaise nouvelle que je viens vous annoncer: Mademoiselle Amelie ne peut venir au bal avec vous, son amant la retient.

– J'irai donc au bal tout seul.

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