Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 3
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Nous ajouterons que la Boheme n'existe et n'est possible qu'a Paris.
Comme tout etat social, la Boheme comporte des nuances differentes, des genres divers qui se subdivisent eux-memes et dont il ne sera pas inutile d'etablir la classification.
Nous commencerons par la Boheme ignoree, la plus nombreuse. Elle se compose de la grande famille des artistes pauvres, fatalement condamnes a la loi de l'incognito, parce qu'ils ne savent pas ou ne peuvent pas trouver un coin de publicite pour attester leur existence dans l'art, et, par ce qu'ils sont deja, prouver ce qu'ils pourraient etre un jour. Ceux-la, c'est la race des obstines reveurs pour qui l'art est demeure une foi et non un metier; gens enthousiastes, convaincus, a qui la vue d'un chef-d'?uvre suffit pour donner la fievre, et dont le c?ur loyal bat hautement devant tout ce qui est beau, sans demander le nom du maitre et de l'ecole. Cette boheme-la se recrute parmi ces jeunes gens dont on dit qu'ils donnent des esperances, et parmi ceux qui realisent les esperances donnees, mais qui, par insouciance, par timidite, ou par ignorance de la vie pratique, s'imaginent que tout est dit quand l'?uvre est terminee, et attendent que l'admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et avec effraction. Ils vivent pour ainsi dire en marge de la societe, dans l'isolement et dans l'inertie. Petrifies dans l'art, ils prennent a la lettre exacte les symboles du dithyrambe academique qui placent une aureole sur le front des poetes, et, persuades qu'ils flamboient dans leur ombre, ils attendent qu'on les viennent trouver. Nous avons autrefois connu une petite ecole composee de ces types si etranges, qu'on a peine a croire a leur existence; ils s'appelaient les disciples de l'art pour l'art . Selon ces naifs, l'art pour l'art consistait a se diviniser entre eux, a ne point aider le hasard qui ne savait meme pas leur adresse, et a attendre que les piedestaux vinssent se placer sous leurs pas.
C'est, comme on le voit, le stoicisme du ridicule. Eh bien, nous l'affirmons encore une fois pour etre cru, il existe au sein de la Boheme ignoree des etres semblables dont la misere excite une pitie sympathique sur laquelle le bon sens vous force a revenir; car si vous leur faites observer tranquillement que nous sommes au dix-neuvieme siecle, que la piece de cent sous est imperatrice de l'humanite, et que les bottes ne tombent pas toutes vernies du ciel, ils vous tournent le dos et vous appellent bourgeois.
Au reste, ils sont logiques dans leur heroisme insense; ils ne poussent ni cris ni plaintes, et subissent passivement la destinee obscure et rigoureuse qu'ils se font eux-memes. Ils meurent pour la plupart, decimes par cette maladie a qui la science n'ose pas donner son veritable nom, la misere. S'ils le voulaient cependant, beaucoup pourraient echapper a ce denoument fatal qui vient brusquement clore leur vie a un age ou d'ordinaire la vie ne fait que commencer. Il leur suffirait pour cela de quelques concessions faites aux dures lois de la necessite, c'est-a-dire de savoir dedoubler leur nature, d'avoir en eux deux etres: le poete, revant toujours sur les hautes cimes ou chante le ch?ur des voix inspirees; et l'homme, ouvrier de sa vie sachant se petrir le pain quotidien. Mais cette dualite, qui existe presque toujours chez les natures bien trempees dont elle est un des caracteres distinctifs, ne se rencontre pas chez la plupart de ces jeunes gens que l'orgueil, un orgueil batard, a rendus invulnerables a tous les conseils de la raison. Aussi meurent-ils jeunes, laissant quelquefois apres eux une ?uvre que le monde admire plus tard, et qu'il eut sans doute applaudie plus tot si elle n'etait pas restee invisible.
Il en est dans les luttes de l'art a peu pres comme a la guerre: toute la gloire conquise rejaillit sur le nom des chefs; l'armee se partage pour recompenser les quelques lignes d'un ordre du jour. Quant aux soldats frappes dans le combat, on les enterre la ou ils sont tombes, et une seule epitaphe suffit pour vingt mille morts.
De meme aussi la foule, qui a toujours les yeux fixes vers ce qui s'eleve, n'abaisse jamais son regard jusqu'au monde souterrain ou luttent les obscurs travailleurs; leur existence s'acheve inconnue, et, sans avoir meme quelquefois la consolation de sourire a une ?uvre terminee, ils s'en vont de la vie ensevelis dans un linceul d'indifference.
Il existe dans la Boheme ignoree une autre fraction; elle se compose des jeunes gens qu'on a trompes ou qui se sont trompes eux-memes. Ils prennent une fantaisie pour une vocation, et, pousses par une fatalite homicide, ils meurent les uns victimes d'un perpetuel acces d'orgueil, les autres idolatres d'une chimere.
Et ici, qu'on nous permette une courte digression. Les voies de l'art, si encombrees et si perilleuses, malgre l'encombrement et malgre les obstacles, sont pourtant chaque jour de plus en plus encombrees, et par consequent jamais la Boheme ne fut plus nombreuse.
Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu determiner cette affluence, on pourrait peut-etre trouver celle-ci.
Beaucoup de jeunes gens ont pris au serieux les declamations faites a propos des artistes et des poetes malheureux. Les noms de Gilbert, de Malfilatre, de Chatterton, de Moreau, ont ete trop souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetes en l'air. On a fait de la tombe de ces infortunes une chaire du haut de laquelle on prechait le martyre de l'art et de la poesie.
Adieu, trop infeconde terre,
Fleaux humains, soleil glace!
Comme un fantome solitaire,
Inapercu j'aurai passe.
Ce chant desespere de Victor Escousse, asphyxie par l'orgueil que lui avait inocule un triomphe factice, est devenu un certain temps la Marseillaise des volontaires de l'art, qui allaient s'inscrire au martyrologe de la mediocrite.
Car toutes ces funebres apotheoses, ce Requiem louangeur, ayant tout l'attrait de l'abime pour les esprits faibles et les vanites ambitieuses, beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pense que la fatalite etait la moitie du genie; beaucoup ont reve ce lit d'hopital ou mourut Gilbert, esperant qu'ils y deviendraient poetes comme il le devint un quart d'heure avant de mourir, et croyant que c'etait la une etape obligee pour arriver a la gloire.
On ne saurait trop blamer ces mensonges immoraux, ces paradoxes meurtriers, qui detournent d'une voie ou ils auraient pu reussir tant de gens qui viennent finir miserablement dans une carriere ou ils genent ceux a qui une vocation reelle donne seulement le droit d'entrer.
Ce sont ces predications dangereuses, ces inutiles exaltations posthumes qui ont cree la race ridicule des incompris, des poetes pleurards dont la muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignes, et toutes les mediocrites impuissantes qui, enfermees sous l'ecrou de l'inedit, appellent la muse maratre et l'art bourreau.
Tous les esprits vraiment puissants ont leur mot a dire et le disent en effet tot ou tard. Le genie ou le talent ne sont pas des accidents imprevus dans l'humanite; ils ont une raison d'etre, et par cela meme ne sauraient rester toujours dans l'obscurite; car si la foule ne va pas au-devant d'eux, ils savent aller au-devant d'elle. Le genie, c'est le soleil: tout le monde le voit. Le talent, c'est le diamant qui peut rester longtemps perdu dans l'ombre, mais qui toujours est apercu par quelqu'un. On a donc tort de s'apitoyer aux lamentations et aux rengaines de cette classe d'intrus et d'inutiles entres dans l'art malgre l'art lui-meme, et qui composent dans la Boheme une categorie dans laquelle la paresse, la debauche et le parasitisme forment le fond des m?urs.
AXIOME.
«La Boheme ignoree n'est pas un chemin, c'est un cul-de-sac.»
En effet, cette vie-la est quelque chose qui ne mene a rien. C'est une misere abrutie, au milieu de laquelle l'intelligence s'eteint comme une lampe dans un lieu sans air; ou le c?ur se petrifie dans une misanthropie feroce, et ou les meilleures natures deviennent les pires. Si on a le malheur d'y rester trop longtemps et de s'engager trop avant dans cette impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des breches dangereuses, et pour retomber dans une boheme voisine, dont les m?urs appartiennent a une autre juridiction que celle de la physiologie litteraire.
Nous citerons encore une singuliere variete de bohemes qu'on pourrait appeler amateurs. Ceux-la ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la vie de boheme une existence pleine de seductions: ne pas diner tous les jours, coucher a la belle etoile sous les larmes des nuits pluvieuses et s'habiller de nankin dans le mois de decembre leur parait le paradis de la felicite humaine, et pour s'y introduire ils desertent, celui-ci le foyer de la famille, celui-la l'etude conduisant a un resultat certain. Ils tournent brusquement le dos a un avenir honorable pour aller courir les aventures de l'existence de hasard. Mais comme les plus robustes ne tiendraient pas a un regime qui rendrait Hercule poitrinaire, ils ne tardent pas a quitter la partie, et, repiquant des deux vers le roti paternel, ils s'en retournent epouser leur petite cousine, et s'etablir notaires dans une ville de trente mille ames; et le soir, au coin de leur feu, ils ont la satisfaction de raconter leur misere d'artiste , avec l'emphase d'un voyageur qui raconte une chasse au tigre. D'autres s'obstinent et mettent de l'amour-propre; mais une fois qu'ils ont epuise les ressources du credit que trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux que les vrais bohemes, qui, n'ayant jamais eu d'autres ressources, ont au moins celles que donne l'intelligence. Nous avons connu un de ces bohemes amateurs, qui, apres avoir reste trois ans dans la Boheme et s'etre brouille avec sa famille, est mort un beau matin, et a ete conduit a la fosse commune dans le corbillard des pauvres: il avait dix mille francs de rente!
Inutile de dire que ces bohemiens-la n'ont d'aucune facon rien de commun avec l'art, et qu'ils sont les plus obscurs parmi les plus inconnus de la Boheme ignoree.
Nous arrivons maintenant a la vrai Boheme; a celle qui fait en partie le sujet de ce livre. Ceux qui la composent sont vraiment les appeles de l'art, et ont chance d'etre aussi ses elus. Cette boheme-la est comme les autres herissee de dangers; deux gouffres la bordent de chaque cote: la misere et le doute. Mais entre ces deux gouffres il y a du moins un chemin menant a un but que les bohemiens peuvent toucher du regard, en attendant qu'ils le touchent du doigt.
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