Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 24
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– Je vois que vous y mettez de la bonne volonte, dit Rodolphe. J'emporte les tresors; mais si j'en tire trente sous, je considererai cela comme le treizieme travail d'Hercule.
Apres avoir fait environ quatre lieues, Rodolphe, a l'aide d'une eloquence dont il avait le secret dans les grandes occasions, parvint a se faire preter deux francs par sa blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poesies, des romances et du portrait de M. Barrot.
– Allons, dit-il en repassant les ponts, voila la sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j'allais chez mon oncle.
Une demi-heure apres, il etait chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie de son neveu de quoi il allait etre question. Aussi se mit-il en garde, et prevint toute demande par une serie de recriminations telles que celles-ci:
– Les temps sont durs, le pain est cher, les creanciers ne payent pas, les loyers qu'il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes les hypocrites litanies des boutiquiers.
– Croirais-tu, dit l'oncle, que j'ai ete force d'emprunter de l'argent a mon garcon de boutique pour payer un billet?
– Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prete de l'argent; j'ai recu deux cents francs il y a trois jours.
– Merci, mon garcon, dit l'oncle, mais tu as besoin de ton avoir… ah! Pendant que tu es ici, tu devrais bien, toi qui as une si belle main, me copier des factures que je veux envoyer toucher.
– Voila cinq francs qui me couteront cher, dit Rodolphe en se mettant a la besogne qu'il abregea.
– Mon cher oncle, dit-il a Monetti, je sais combien vous aimez la musique, et je vous apporte des billets de concert.
– Tu es bien aimable, mon garcon. Veux-tu diner avec moi?…
– Merci, mon oncle, je suis attendu a diner Faubourg Saint-Germain; je suis meme contrarie, parce que je n'ai pas le temps d'aller chez moi prendre de l'argent pour acheter des gants.
– Tu n'as pas de gants? Veux-tu que je te prete les miens? dit l'oncle.
– Merci, nous n'avons pas la meme main; seulement vous m'obligeriez de me preter…
– Vingt-neuf sous pour en acheter? Certainement, mon garcon, les voila. Quand on va dans le monde, il faut y aller bien mis. Mieux vaut faire envie que pitie, disait ta tante. Allons, je vois que tu te lances, tant mieux… Je t'aurais bien donne plus, reprit-il, mais c'est tout ce que j'ai dans mon comptoir; il faudrait que je monte en haut, et je ne peux pas laisser la boutique seule: a chaque instant il vient des acheteurs.
– Vous disiez que le commerce n'allait pas? L'oncle Monetti fit semblant de ne pas entendre, et dit a son neveu, qui empochait les vingt-neuf sous:
– Ne te presse pas pour me les rendre.
– Quel cancre! fit Rodolphe en se sauvant. Ah ca! fit-il, il manque encore trente et un sous. Ou les trouver? Mais j'y songe, allons au carrefour de la Providence.
Rodolphe appelait ainsi le point le plus central de Paris, c'est-a-dire le Palais-Royal. Un endroit ou il est presque impossible de rester dix minutes sans rencontrer dix personnes de connaissance, des creanciers surtout. Rodolphe alla donc se mettre en faction au perron du Palais-Royal. Cette fois, la Providence fut longue a venir. Enfin, Rodolphe put l'apercevoir. Elle avait un chapeau blanc, un paletot vert et une canne a pomme d'or… une Providence tres-bien mise.
C'etait un garcon obligeant et riche, quoique phalansterien.
– Je suis ravi de vous voir, dit-il a Rodolphe; venez donc me conduire un peu, nous causerons.
– Allons, je vais subir le supplice du phalanstere, murmura Rodolphe en se laissant entrainer par le chapeau blanc, qui, en effet, le phalansterina a outrance.
Comme ils approchaient du pont des Arts, Rodolphe dit a son compagnon:
– Je vous quitte, n'ayant pas de quoi acquitter cet impot.
– Allons donc, dit l'autre en retenant Rodolphe, et en jetant deux sous a l'invalide.
– Voila le moment venu, pensait le redacteur de l'Echarpe d'Iris en traversant le pont; et arrive au bout, devant l'horloge de l'institut, Rodolphe s'arreta court, montra le cadran avec un geste desespere et s'ecria:
– Sacrebleu! Cinq heures moins le quart! Je suis perdu?
– Qu'y a-t-il? dit l'autre etonne.
– Il y a, dit Rodolphe, que, grace a vous, qui m'avez entraine malgre moi jusqu'ici, j'ai manque un rendez-vous.
– Important?
– Je le crois bien, de l'argent que je devais aller chercher a cinq heures… aux Batignolles… Jamais je n'y serai… Sacrebleu! Comment faire?…
– Parbleu! dit le phalansterien, c'est bien simple, venez chez moi, je vous en preterai.
– Impossible! Vous demeurez a Montrouge, et j'ai une affaire a six heures Chaussee-D'Antin… sacrebleu!…
– J'ai quelques sous sur moi, dit timidement la Providence… mais tres-peu.
– Si j'avais de quoi prendre un cabriolet, peut-etre arriverais-je a temps aux Batignoles.
– Voila le fond de ma bourse, mon cher, trente et un sous.
– Donnez vite, donnez que je me sauve! dit Rodolphe qui venait d'entendre sonner cinq heures, et il se hata de courir au lieu de son rendez-vous.
– C'a ete dur a tirer, fit-il en comptant sa monnaie.
Cent sous, juste comme de l'or. Enfin, je suis pare, et Laure verra qu'elle a affaire a un homme qui sait vivre. Je ne veux pas rapporter un centime chez moi ce soir. Il faut rehabiliter les lettres, et prouver qu'il ne leur manque que de l'argent pour etre riches.
Rodolphe trouva Mademoiselle Laure au rendez-vous.
– A la bonne heure! dit-il. Pour l'exactitude, c'est une femme Breguet.
Il passa la soiree avec elle, et fondit bravement ses cinq francs au creuset de la prodigalite. Mademoiselle Laure etait enchantee de ses manieres, et voulut bien s'apercevoir que Rodolphe ne la reconduisait pas chez elle qu'au moment ou il la faisait entrer dans sa chambre a lui.
– C'est une faute que je fais, dit-elle. N'allez point m'en faire repentir par une ingratitude qui est l'apanage de votre sexe.
– Madame, dit Rodolphe, je suis connu pour ma constance. C'est au point que tous mes amis s'etonnent de ma fidelite, et m'ont surnomme le general Bertrand de l'amour.
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