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Les Rêveries Du Promeneur Solitaire - Rousseau Jean-Jacques - Страница 18


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Ma destinée semble avoir tendu dès mon enfance le premier piège qui m’a rendu longtemps si facile à tomber dans tous les autres. Je suis né le plus confiant des hommes et durant quarante ans entiers jamais cette confiance ne fut trompée une seule fois. Tombé tout d’un coup dans un autre ordre de gens et de choses j’ai donné dans mille embûches sans jamais en apercevoir aucune, et vingt ans d’expérience ont à peine suffi pour m’éclairer sur mon sort. Une fois convaincu qu’il n’y a que mensonge et fausseté dans les démonstrations grimacières qu’on me prodigue, j’ai passé rapidement à l’autre extrémité: car quand on est une fois sorti de son naturel, il n’y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès lors je me suis dégoûté des hommes, et ma volonté concourant avec la leur à cet égard me tient encore plus éloigné d’eux que ne font toutes leurs machines.

Ils ont beau faire: cette répugnance ne peut jamais aller jusqu’à l’aversion. En pensant à la dépendance où ils se sont mis de moi pour me tenir dans la leur ils me font une pitié réelle. Si je ne suis malheureux ils le sont eux-mêmes, et chaque fois que je rentre en moi je les trouve toujours à plaindre. L’orgueil peut-être se mêle encore à ces jugements, je me sens trop au-dessus d’eux pour les haïr. Ils peuvent m’intéresser tout au plus jusqu’au mépris, mais jamais jusqu’à la haine: enfin je m’aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence, et je voudrais plutôt l’étendre sur tout l’univers.

J’aime mieux les fuir que les haïr. Leur aspect frappe mes sens, et par eux mon cœur d’impressions que mille regards cruels me rendent pénibles; mais le malaise cesse aussitôt que l’objet qui le cause a disparu. Je m’occupe d’eux, et bien malgré moi par leur présence, mais jamais par leur souvenir. Quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme s’ils n’existaient point.

Ils ne me sont même indifférents qu’en ce qui se rapporte à moi; car dans leurs rapports entre eux ils peuvent encore m’intéresser et m’émouvoir comme les personnages d’un drame que je verrais représenter. Il faudrait que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente. Le spectacle de l’injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de colère; les actes de vertu où je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de joie et m’arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les apprécie moi-même; car après ma propre histoire il faudrait que je fusse insensé pour adopter sur quoi que ce fût le jugement des hommes, et pour croire aucune chose sur la foi d’autrui.

Si ma figure et mes traits étaient aussi parfaitement inconnus aux hommes que le sont mon caractère et mon naturel, je vivrais encore sans peine au milieu d’eux; leur société même pourrait me plaire tant que je leur serais parfaitement étranger. Livré sans contrainte à mes inclinations naturelles, je les aimerais encore s’ils ne s’occupaient jamais de moi. J’exercerais sur eux une bienveillance universelle et parfaitement désintéressée: mais sans former jamais d’attachement particulier, et sans porter le joug d’aucun devoir, je ferais envers eux librement et de moi-même, tout ce qu’ils ont tant de peine à faire incités par leur amour-propre et contraints par toutes leurs lois.

Si j’étais resté libre, obscur, isolé, comme j’étais fait pour l’être, je n’aurais fait que du bien: car je n’ai dans le cœur le germe d’aucune passion nuisible. Si j’eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j’aurais été bienfaisant et bon comme lui. C’est la force et la liberté qui font les excellents hommes. La faiblesse et l’esclavage n’ont fait jamais que des méchants. Si j’eusse été possesseur de l’anneau de Gygès, il m’eût tiré de la dépendance des hommes et les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé, dans mes châteaux en Espagne, quel usage j’aurais fait de cet anneau; car c’est bien là que la tentation d’abuser doit être près du pouvoir. Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurais-je pu désirer avec quelque suite? Une seule chose: c’eût été de voir tous les cœurs contents. L’aspect de la félicité publique eût pu seul toucher mon cœur d’un sentiment permanent, et l’ardent désir d’y concourir eût été ma plus constante passion. Toujours juste sans partialité et toujours bon sans faiblesse, je me serais également garanti des méfiances aveugles et des haines implacables; parce que, voyant les hommes tels qu’ils sont et lisant aisément au fond de leurs cœurs, j’en aurais peu trouvé d’assez aimables pour mériter toutes mes affections, peu d’assez odieux pour mériter toute ma haine, et que leur méchanceté même m’eût disposé à les plaindre par la connaissance certaine du mal qu’ils se font à eux-mêmes en voulant en faire à autrui. Peut-être aurais-je eu dans des moments de gaieté l’enfantillage d’opérer quelquefois des prodiges: mais parfaitement désintéressé pour moi-même et n’ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques actes de justice sévère j’en aurais fait mille de clémence et d’équité. Ministre de la Providence et dispensateur de ses lois selon mon pouvoir, j’aurais fait des miracles plus sages et plus utiles que ceux de la légende dorée et du tombeau de saint Médard.

Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d’égarement où n’eussé-je point été conduit par elles? Ce serait bien mal connaître la nature et moi-même que de me flatter que ces facilités ne m’auraient point séduit, ou que la raison m’aurait arrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi sur tout autre article, j’étais perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l’homme doit être au-dessus des faiblesses de l’humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu’à le mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu’il eût été lui-même s’il fût resté leur égal.

Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant qu’il m’ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s’obstinent à me voir tout autre que je ne suis et que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais non pas m’éclipser au milieu d’eux. C’est à eux de se cacher devant moi, de me dérober leurs manœuvres, de fuir la lumière du jour, de s’enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi qu’ils me voient s’ils peuvent, tant mieux, mais cela leur est impossible; ils ne verront jamais à ma place que le Jean-Jacques qu’ils se sont fait et qu’ils ont fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise. J’aurais donc tort de m’affecter de la façon dont ils me voient: je n’y dois prendre aucun intérêt véritable, car ce n’est pas moi qu’ils voient ainsi.

Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien; mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis nul. Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu’il arrive; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis faible. Je m’abstiens d’agir: car toute ma faiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne et n’omettent rien de servile pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la société comme un membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux: car j’ai très peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal, il n’en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi.

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