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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 7


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Je ne ferai point ici le detail des curiosites renfermees dans ce palais; je les reserve pour un plus grand ouvrage, et qui est presque pret a etre mis sous presse, contenant une description generale de cet empire depuis sa premiere fondation, l’histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siecles, des observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois, les lettres et la religion du pays, les plantes et animaux qui s’y trouvent, les m?urs et les coutumes des habitants, avec, plusieurs, autres matieres prodigieusement curieuses et excessivement utiles. Mon but n’est a present que de raconter ce qui m’arriva pendant un sejour de neuf mois dans ce merveilleux empire.»

Quinze jours apres que j’eus obtenu ma liberte, Reldresal, secretaire d’Etat pour le departement des affaires particulieres, se rendit chez moi, suivi d’un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l’attendit a quelque distance, et me pria de lui donner un entretien d’une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu’il put etre de niveau a mon oreille; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commenca par me faire des compliments sur ma liberte et me dit qu’il pouvait se flatter d’y avoir un peu contribue. Puis il ajouta que, sans l’interet que la cour y avait, je ne l’eusse pas sitot obtenue; «car, dit-il; quelque florissant que notre Etat paraisse aux etrangers, nous avons deux grands fleaux a combattre: une faction puissante au dedans, et au dehors l’invasion dont nous sommes menaces par un ennemi formidable. A l’egard du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu deux partis opposes dans cet empire, sous les noms de tramecksan et slamechsan, termes empruntes des hauts et bas talons de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On pretend, il est vrai, que les hauts talons sont les plus conformes a notre ancienne constitution; mais, quoi qu’il en soit, Sa Majeste a resolu de ne se servir que des bas talons dans l’administration du gouvernement et dans toutes les charges qui sont a la disposition de la couronne. Vous pouvez meme remarquer que les talons de Sa Majeste imperiale sont plus bas au moins d’un drurr que ceux d’aucun de sa cour.». (Le drurr est environ la quatorzieme partie d’un pouce.) «La haine des deux partis, continua-t-il, est a un tel degre, qu’ils ne mangent ni ne boivent ensemble et qu’ils ne se parlent point. Nous comptons que les tramecksans ou hauts-talons nous surpassent en nombre; mais l’autorite est entre nos mains. Helas! nous apprehendons que Son Altesse imperiale, l’heritier presomptif de la couronne, n’ait quelque penchant aux hauts-talons ; au moins nous pouvons facilement voir qu’un de ses talons est plus haut que l’autre, ce qui le fait un peu clocher dans sa demarche. Or, au milieu de ces dissensions intestines, nous sommes menaces d’une invasion de la part de l’ile de Blefuscu, qui est l’autre grand empire de l’univers, presque aussi grand et aussi puissant que celui-ci; car, pour ce qui est de ce que nous avons entendu dire, qu’il y a d’autres empires, royaumes et Etats dans le monde, habites par des creatures humaines aussi grosses et aussi grandes que vous, nos philosophes en doutent beaucoup et aiment mieux conjecturer que vous etes tombe de la lune ou d’une des etoiles, parce qu’il est certain qu’une centaine de mortels de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les bestiaux des Etats de Sa Majeste. D’ailleurs nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d’aucunes autres regions que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont, comme j’allais vous dire, ete engagees pendant trente-six lunes dans une guerre tres opiniatre, dont voici le sujet: tout le monde convient que la maniere primitive de casser les ?ufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout; mais l’aieul de Sa Majeste regnante, pendant qu’il etait enfant, sur le point de manger un ?uf, eut le malheur de se couper un des doigts; sur quoi l’empereur son pere donna un arret pour ordonner a tous ses sujets, sous de graves peines, de casser leurs ?ufs par le petit bout. Le peuple fut si irrite de cette loi, que nos historiens racontent qu’il y eut, a cette occasion, six revoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentees par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulevements furent reprimes, les coupables se refugierent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, a differentes epoques, aime mieux souffrir la mort que de se soumettre a la loi de casser leurs ?ufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont ete ecrits et publies sur cette matiere; mais les livres des gros-boutiens ont ete defendus depuis longtemps, et tout leur parti a ete declare, par les lois, incapable de posseder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un precepte fondamental de notre grand prophete Lustrogg, dans le cinquante-quatrieme chapitre du Blundecral (ce qui est leur Coran). Cependant cela a ete juge n’etre qu’une interpretation du sens du texte, dont voici les mots: Que tous les fideles casseront leurs ?ufs au bout le plus commode. On doit, a mon avis, laisser decider a la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c’est a l’autorite du souverain magistrat d’en decider. Or, les gros-boutiens [1] exiles ont trouve tant de credit dans la cour de l’empereur de Blefuscu, et tant de secours et d’appui dans notre pays meme, qu’une guerre tres sanglante a regne entre les deux empires pendant trente-six lunes a ce sujet, avec differents succes. Dans cette guerre, nous avons perdu; quarante vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats; l’on compte que la perte de l’ennemi, n’est pas moins considerable. Quoi qu’il en soit, on arme a present une flotte tres redoutable, et on se prepare a faire une descente sur nos cotes. Or, Sa Majeste imperiale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idee de vos forces, m’a commande de vous faire ce detail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions a son egard.»

Je repondis au secretaire que je le priais d’assurer l’empereur de mes tres humbles respects, et de lui faire savoir que j’etais pret a sacrifier ma vie pour defendre sa personne sacree et son empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma reponse.

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