Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 50
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Un jour, mon maitre me fit un compliment que je ne meritais pas. Comme je lui parlais des gens de qualite d’Angleterre, il me dit qu’il croyait que j’etais gentilhomme, parce que j’etais beaucoup plus propre et bien mieux fait que tous les yahous de son pays, quoique je leur fusse fort inferieur pour la force et pour l’agilite; que cela venait sans doute de ma differente maniere de vivre et de ce que je n’avais pas seulement la faculte de parler, mais que j’avais encore quelques commencements de raison qui pourraient se perfectionner dans la suite par le commerce que j’aurais avec lui.
Il me fit observer en meme temps que, parmi les Houyhnhnms, on remarquait que les blancs et les alezans bruns n’etaient pas si bien faits que les bais chatains, les gris-pommeles et les noirs; que ceux-la ne naissaient pas avec les memes talents et les memes dispositions que ceux-ci; que pour cela ils restaient toute leur vie dans l’etat de servitude qui leur convenait, et qu’aucun d’eux ne songeait a sortir de ce rang pour s’elever a celui de maitre, ce qui paraitrait dans le pays une chose enorme et monstrueuse. «Il faut, disait-il, rester dans l’etat ou la nature nous a fait eclore; c’est l’offenser, c’est se revolter contre elle que de vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donne d’etre. Pour vous, ajouta-t-il, vous etes sans doute ne ce que vous etes; car vous tenez du Ciel votre esprit et votre noblesse, c’est-a-dire votre bon esprit et votre bon naturel.»
Je rendis a Son Honneur de tres humbles actions de graces de la bonne opinion qu’il avait de moi, mais je l’assurai en meme temps que ma naissance etait tres basse, etant ne seulement d’honnetes parents, qui m’avaient donne une assez bonne education. Je lui dis que la noblesse parmi nous n’avait rien de commun avec l’idee qu’il en avait concue; que nos jeunes gentilshommes etaient nourris des leur enfance dans l’oisivete et dans le luxe; que, lorsqu’ils avaient consume en plaisirs tout leur bien et qu’ils se voyaient entierement ruines, ils se mariaient, a qui? A une femelle de basse naissance, laide, mal faite, malsaine, mais riche; qu’alors il naissait d’eux des enfants mal constitues, noues, scrofuleux, difformes, ce qui continuait quelquefois jusqu’a la troisieme generation.
Chapitre VII
Parallele des yahous et des hommes.
Le lecteur sera peut-etre scandalise des portraits fideles que je fis alors de l’espece humaine et de la sincerite avec laquelle j’en parlai devant un animal superbe, qui avait deja une si mauvaise opinion de tous les yahous; mais j’avoue ingenument que le caractere des Houyhnhnms et les excellentes qualites de ces vertueux quadrupedes avaient fait une telle impression sur mon esprit, que je ne pouvais les comparer a nous autres humains sans mepriser tous mes semblables. Ce mepris me les fit regarder comme presque indignes de tout menagement. D’ailleurs, mon maitre avait l’esprit tres penetrant, et remarquait tous les jours dans ma personne des defauts enormes dont je ne m’etais jamais apercu, et que je regardais tout au plus comme de fort legeres imperfections. Ses censures judicieuses m’inspirerent un esprit critique et misanthrope, et l’amour qu’il avait pour la verite me fit detester le mensonge et fuir le deguisement dans mes recits.
Mais j’avouerai encore ingenument un autre principe de ma sincerite. Lorsque j’eus passe une annee parmi les Houyhnhnms, je concus pour eux tant d’amitie, de respect, d’estime et de veneration que je resolus alors de ne jamais songer a retourner dans mon pays, mais de finir mes jours dans cette heureuse contree, ou le Ciel m’avait conduit pour m’apprendre a cultiver la vertu. Heureux si ma resolution eut ete efficace! Mais la fortune, qui m’a toujours persecute, n’a pas permis que je pusse jouir de ce bonheur. Quoi qu’il en soit, a present que je suis en Angleterre, je me sais bon gre de n’avoir pas tout dit et d’avoir cache aux Houyhnhnms les trois quarts de nos extravagances et de nos vices; je palliais meme de temps en temps, autant qu’il m’etait possible, les defauts de mes compatriotes. Lors meme que je les revelais, j’usais de restrictions mentales, et tachais de dire le faux sans mentir. N’etais-je pas en cela tout a fait excusable? Qui est-ce qui n’est pas un peu partial quand il s’agit de sa chere patrie? J’ai rapporte jusqu’ici la substance de mes entretiens avec mon maitre durant le temps que j’eus l’honneur d’etre a son service; mais, pour eviter d’etre long, j’ai passe sous silence plusieurs autres articles.
Un jour, il m’envoya chercher de grand matin, et m’ordonnant de m’asseoir a quelque distance de lui (honneur qu’il ne m’avait point encore fait), il me parla ainsi:
«J’ai repasse dans mon esprit tout ce que vous m’avez dit, soit a votre sujet, soit au sujet de votre pays. Je vois clairement que vous et vos compatriotes avez une etincelle de raison, sans que je puisse deviner comment ce petit lot vous est echu; mais je vois aussi que l’usage que vous en faites n’est que pour augmenter tous vos defauts naturels et pour en acquerir d’autres que la nature ne vous avait point donnes. Il est certain que vous ressemblez aux yahous de ce pays-ci pour la figure exterieure, et qu’il ne vous manque, pour etre parfaitement tel qu’eux, que de la force, de l’agilite et des griffes plus longues. Mais du cote des m?urs, la ressemblance est entiere. Ils se haissent mortellement les uns les autres, et la raison que nous avons coutume d’en donner est qu’ils voient mutuellement leur laideur et leur figure odieuse, sans qu’aucun d’eux considere la sienne propre. Comme vous avez un petit grain de raison, et que vous avez compris que la vue reciproque de la figure impertinente de vos corps etait pareillement une chose insupportable et qui vous rendrait odieux les uns aux autres, vous vous etes avises de les couvrir, par prudence et par amour-propre; mais malgre cette precaution, vous ne vous haissez pas moins, parce que d’autres sujets de division, qui regnent parmi nos yahous, regnent aussi parmi vous. Si, par exemple, nous jetons a cinq yahous autant de viande qu’il en suffirait pour en rassasier cinquante, ces cinq animaux, gourmands et voraces, au lieu de manger en paix ce qu’on leur donne en abondance, se jettent les uns sur les autres, se mordent, se dechirent, et chacun d’eux veut manger tout, en sorte que nous sommes obliges de les faire tous repaitre a part, et meme de lier ceux qui sont rassasies, de peur qu’ils n’aillent se jeter sur ceux qui ne le sont pas encore. Si une vache dans le voisinage meurt de vieillesse ou par accident, nos yahous n’ont pas plutot appris cette agreable nouvelle, que les voila tous en campagne, troupeau contre troupeau, basse-cour contre basse-cour; c’est a qui s’emparera de la vache. On se bat, on s’egratigne, on se dechire, jusqu’a ce que la victoire penche d’un cote, et, si on ne se massacre pas, c’est qu’on n’a pas la raison des yahous d’Europe pour inventer des machines meurtrieres et des armes massacrantes. Nous avons, en quelques endroits de ce pays, de certaines pierres luisantes de differentes couleurs, dont nos yahous sont fort amoureux. Lorsqu’ils en trouvent, ils font leur possible pour les tirer de la terre, ou elles sont ordinairement un peu enfoncees; ils les portent dans leurs loges et en font, un amas qu’ils cachent soigneusement et sur lequel ils veillent sans cesse comme sur un tresor, prenant bien garde que leurs camarades ne le decouvrent. Nous n’avons encore pu connaitre d’ou leur vient cette inclination violente pour les pierres luisantes, ni a quoi elles peuvent leur etre utiles; mais j’imagine a present que cette avarice de vos yahous dont vous m’avez parle se trouve aussi dans les notres, et que c’est ce qui les rend si passionnes pour les pierres luisantes. Je voulus une fois enlever a un de nos yahous son cher tresor: l’animal, voyant qu’on lui avait ravi l’objet de sa passion, se mit a hurler de toute sa force, il entra en fureur, et puis il tomba en faiblesse; il devint languissant, il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus, jusqu’a ce que j’eusse donne ordre a un de mes domestiques de reporter le tresor dans l’endroit d’ou je l’avais tire. Alors le yahou commenca a reprendre ses esprits et sa bonne humeur, et ne manqua pas de cacher ailleurs ses bijoux. Lorsqu’un yahou a decouvert dans un champ une de ces pierres, souvent un autre yahou survient qui la lui dispute; tandis qu’ils se battent, un troisieme accourt et emporte la pierre, et voila le proces termine. Selon ce que vous m’avez dit, ajouta-t-il, vos proces ne se vident pas si promptement dans votre pays, ni a si peu de frais. Ici, les deux plaideurs (si je puis les appeler ainsi) en sont quittes pour n’avoir ni l’un ni l’autre la chose disputee, au lieu que chez vous en plaidant on perd souvent et ce qu’on veut avoir et ce qu’on a.
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