Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 48
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– Vraiment, ce que vous venez de me dire des causes ordinaires de vos guerres, me repliqua Son Honneur, me donne une haute idee de votre raison! Quoi qu’il en soit, il est heureux pour vous qu’etant si mechants, vous soyez hors d’etat de vous faire beaucoup de mal; car, quelque chose que vous m’ayez dite des effets terribles de vos guerres cruelles ou il perit tant de monde, je crois, en verite, que vous m’avez dit la chose qui n’est point. La nature vous a donne une bouche plate sur un visage plat: ainsi, je ne vois pas comment vous pouvez vous mordre, que de gre a gre. A l’egard des griffes que vous avez aux pieds de devant et de derriere, elles sont si faibles et si courtes qu’en verite un seul de nos yahous en dechirerait une douzaine comme vous.»
Je ne pus m’empecher de secouer la tete et de sourire de l’ignorance de mon maitre. Comme je savais un peu l’art de la guerre, je lui fis une ample description de nos canons, de nos couleuvrines, de nos mousquets, de nos carabines, de nos pistolets, de nos boulets, de notre poudre, de nos sabres, de nos baionnettes; je lui peignis les sieges de places, les tranchees, les attaques, les sorties, les mines et les contre-mines, les assauts, les garnisons passees au fil de l’epee; je lui expliquai nos batailles navales; je lui representai de nos gros vaisseaux coulant a fond avec tout leur equipage, d’autres cribles de coups de canon, fracasses et brules au milieu des eaux; la fumee, le feu, les tenebres, les eclairs, le bruit; les gemissements des blesses, les cris des combattants, les membres sautant en l’air, la mer ensanglantee et couverte de cadavres; je lui peignis ensuite nos combats sur terre, ou il y avait encore beaucoup plus de sang verse, et ou quarante mille combattants perissaient en un jour, de part et d’autre; et, pour faire valoir un peu le courage et la bravoure de mes chers compatriotes, je dis que je les avais une fois vus dans un siege faire heureusement sauter en l’air une centaine d’ennemis, et que j’en avais vu sauter encore davantage dans un combat sur mer, en sorte que les membres epars de tous ces yahous semblaient tomber des nues, ce qui avait forme un spectacle fort agreable a nos yeux.
J’allais continuer et faire encore quelque belle description, lorsque Son Honneur m’ordonna de me taire. «Le naturel du yahou, me dit-il, est si mauvais que je n’ai point de peine a croire que tout ce que vous venez de raconter ne soit possible, des que vous lui supposez une force et une adresse egales a sa mechancete et a sa malice. Cependant, quelque mauvaise idee que j’eusse de cet animal, elle n’approchait point de celle que vous venez de m’en donner. Votre discours me trouble l’esprit, et me met dans une situation ou je n’ai jamais ete; je crains que mes sens, effrayes des horribles images que vous leur avez tracees, ne viennent peu a peu a s’y accoutumer. Je hais les yahous de ce pays; mais, apres tout, je leur pardonne toutes leurs qualites odieuses, puisque la nature les a faits tels, et qu’ils n’ont point la raison pour se gouverner et se corriger; mais qu’une creature qui se flatte d’avoir cette raison en partage soit capable de commettre des actions si detestables et de se livrer a des exces si horribles, c’est ce que je ne puis comprendre, et ce qui me fait conclure en meme temps que l’etat des brutes est encore preferable a une raison corrompue et depravee; mais, de bonne foi, votre raison est-elle une vraie raison? N’est-ce point plutot un talent que la nature vous a donne pour perfectionner tous vos vices? Mais, ajouta-t-il, vous ne m’en avez que trop dit au sujet de ce que vous appelez la guerre. Il y a un autre article qui interesse ma curiosite. Vous m’avez dit, ce me semble, qu’il y avait dans cette troupe de yahous qui vous accompagnait sur votre vaisseau des miserables que les proces avaient ruines et depouilles de tout, et que c’etait la loi qui les avait mis en ce triste etat. Comment se peut-il que la loi produise de pareils effets? D’ailleurs, qu’est-ce que cette loi? Votre nature et votre raison ne vous suffisent-elles pas, et ne vous prescrivent-elles pas assez clairement ce que vous devez faire et ce que vous ne devez point faire?»
Je repondis a Son Honneur que je n’etais pas absolument verse dans la science de la loi; que le peu de connaissance que j’avais de la jurisprudence, je l’avais puise dans le commerce de quelques avocats que j’avais autrefois consultes sur mes affaires; que cependant j’allais lui debiter sur cet article ce que je savais. Je lui parlai donc ainsi:
«Le nombre de ceux qui s’adonnent a la jurisprudence parmi nous et qui font profession d’interpreter la loi est infini et surpasse celui des chenilles. Ils ont entre eux toutes sortes d’etages, de distinctions et de noms. Comme leur multitude enorme rend leur metier peu lucratif, pour faire en sorte qu’il donne au moins de quoi vivre, ils ont recours a l’industrie et au manege. Ils ont appris, des leurs premieres annees, l’art merveilleux de prouver, par un discours entortille, que le noir est blanc et que le blanc est noir. – Ce sont donc eux qui ruinent et depouillent les autres par leur habilete? reprit Son Honneur. – Oui, sans doute, lui repliquai-je, et je vais vous en donner un exemple, afin que vous puissiez mieux concevoir ce que je vous ai dit.
«Je suppose que mon voisin a envie d’avoir ma vache; aussitot il va trouver un procureur, c’est-a-dire un docte interprete de la pratique de la loi, et lui promet une recompense s’il peut faire voir que ma vache n’est point a moi. Je suis oblige de m’adresser aussi a un yahou de la meme profession pour defendre mon droit, car il ne m’est pas permis par la loi de me defendre moi-meme. Or, moi, qui assurement ai de mon cote la justice et le bon droit, je ne laisse pas de me trouver alors dans deux embarras considerables: le premier est que le yahou auquel j’ai eu recours pour plaider ma cause est, par etat et selon l’esprit de sa profession, accoutume des sa jeunesse a soutenir le faux, en sorte qu’il se trouve comme hors de son element lorsque je lui donne la verite pure et nue a defendre; il ne sait alors comment s’y prendre; le second embarras est que ce meme procureur, malgre la simplicite de l’affaire dont je l’ai charge, est pourtant oblige de l’embrouiller, pour se conformer a l’usage de ses confreres, et pour la trainer en longueur autant qu’il est possible; sans quoi ils l’accuseraient de gater le metier et de donner mauvais exemple. Cela etant, pour me tirer d’affaire il ne me reste que deux moyens: le premier est d’aller trouver le procureur de ma partie et de tacher de le corrompre en lui donnant le double de ce qu’il espere recevoir de son client, et vous jugez bien qu’il ne m’est pas difficile de lui faire gouter une proposition aussi avantageuse; le second moyen, qui peut-etre vous surprendra, mais qui n’est pas moins infaillible, est de recommander a ce yahou qui me sert d’avocat de plaider ma cause un peu confusement, et de faire entrevoir aux juges qu’effectivement ma vache pourrait bien n’etre pas a moi, mais a mon voisin. Alors les juges, peu accoutumes aux choses claires et simples, feront plus d’attention aux subtils arguments de mon avocat, trouveront; du gout a l’ecouter et a balancer le pour et le contre, et, en ce cas, seront bien plus disposes a juger en ma faveur que si on se contentait de leur prouver mon droit en quatre mots. C’est une maxime parmi les juges que tout ce qui a ete juge ci-devant a ete bien juge. Aussi ont-ils grand soin de conserver dans un greffe tous les arrets anterieurs, meme ceux que l’ignorance a dictes, et qui sont le plus manifestement opposes a l’equite et a la droite raison. Ces arrets anterieurs forment ce qu’on appelle la jurisprudence; on les produit comme des autorites, et il n’y a rien qu’on ne prouve et qu’on ne justifie en les citant. On commence neanmoins depuis peu a revenir de l’abus ou l’on etait de donner tant de force a l’autorite des choses jugees; on cite des jugements pour et contre, on s’attache a faire voir que les especes ne peuvent jamais etre entierement semblables, et j’ai oui dire a un juge tres habile que les arrets sont pour ceux qui les obtiennent. Au reste, l’attention des juges se tourne toujours plutot vers les circonstances que vers le fond d’une affaire. Par exemple, dans le cas de ma vache, ils voudront savoir si elle est rouge ou noire, si elle a de longues cornes, dans quel champ elle a coutume de paitre, combien elle rend de lait par jour, et ainsi du reste; apres quoi, ils se mettent a consulter les anciens arrets. La cause est mise de temps en temps sur le bureau; heureux si elle est jugee au bout de dix ans! Il faut observer encore que les gens de loi ont une langue a part, un jargon qui leur est propre, une facon de s’exprimer que les autres n’entendent point; c’est dans cette belle langue inconnue que les lois sont ecrites, lois multipliees a l’infini et accompagnees d’exceptions innombrables. Vous voyez que, dans ce labyrinthe, le bon droit s’egare aisement, que le meilleur proces est tres difficile a gagner, et que, si un etranger, ne a trois cents lieues de mon pays, s’avisait de venir me disputer un heritage qui est dans ma famille depuis trois cents ans, il faudrait peut-etre trente ans pour terminer ce differend et vider entierement cette difficile affaire.
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