Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 40
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«Lorsqu’un struldbrugg, ajouta-t-il, s’est marie a une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l’Etat, est dissous des que le plus jeune des deux est parvenu a l’age de quatre-vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnes malgre eux, et sans l’avoir merite, a vivre eternellement, ne soient pas encore, pour surcroit de disgrace, obliges de vivre avec une femme eternelle. Ce qu’il y a de plus triste est qu’apres avoir atteint cet age fatal, ils sont regardes comme morts civilement. Leurs heritiers s’emparent de leurs biens; ils sont mis en tutelle, ou plutot ils sont depouilles de tout et reduits a une simple pension alimentaire, loi tres juste a cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards. Les pauvres sont entretenus aux depens du public dans une maison appelee l’hopital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d’emploi, ne peut negocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son temoignage meme n’est point recu en justice. Mais lorsqu’ils sont parvenus a quatre-vingt-dix ans, c’est encore bien pis: toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent; ils perdent le gout des aliments, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir; ils perdent la memoire des choses les plus aisees a retenir et oublient le nom de leurs amis et quelquefois leur propre nom. Il leur est, pour cette raison, inutile de s’amuser a lire, puisque, lorsqu’ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu’ils lisent les deux derniers. Par la meme raison, il leur est impossible de s’entretenir avec personne. D’ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette a de frequents changements, les struldbruggs nes dans un siecle ont beaucoup de peine a entendre le langage des hommes nes dans un autre siecle, et ils sont toujours comme etrangers dans leur patrie.»
Tel fut le detail qu’on me fit au sujet des immortels de ce pays, detail qui me surprit extremement. On m’en montra dans la suite cinq ou six, et j’avoue que je n’ai jamais rien vu de si laid et de si degoutant; les femmes surtout etaient affreuses; je m’imaginais voir des spectres.
Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout a fait l’envie de devenir immortel a ce prix. J’eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m’etais abandonne sur le systeme d’une vie eternelle en ce bas monde.
Le roi, ayant appris ce qui s’etait passe dans l’entretien que j’avais eu avec ceux dont j’ai parle, rit beaucoup de mes idees sur l’immortalite et de l’envie que j’avais portee aux struldbruggs. Il me demanda ensuite serieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guerir mes compatriotes du desir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j’aurais ete fort aise qu’il m’eut fait ce present; mais, par une loi fondamentale du royaume, il est defendu aux immortels d’en sortir.
Chapitre X
L’auteur part de l’ile de Luggnagg pour se rendre au Japon, ou il s’embarque sur un vaisseau hollandais. Il arrive a Amsterdam et de la passe en Angleterre.
Je m’imagine que tout ce que je viens de raconter des struldbruggs n’aura point ennuye le lecteur. Ce ne sont point la, je crois, de ces choses communes, usees et rebattues qu’on trouve dans toutes les relations des voyageurs; au moins, je puis assurer que je n’ai rien trouve de pareil dans celles que j’ai lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses deja connues, je prie de considerer que des voyageurs, sans se copier les uns les autres, peuvent fort bien raconter les memes choses lorsqu’ils ont ete dans les memes pays.
Comme il y a un tres grand commerce entre le royaume de Luggnagg et l’empire du Japon, il est a croire que les auteurs japonais n’ont pas oublie dans leurs livres de faire mention de ces struldbruggs. Mais le sejour que j’ai fait au Japon ayant ete tres court, et n’ayant, d’ailleurs, aucune teinture de la langue japonaise, je n’ai pu savoir surement si cette matiere a ete traitee dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous apprendre ce qu’il en est.
Le roi de Luggnagg m’ayant souvent presse, mais inutilement, de rester dans ses Etats, eut enfin la bonte de m’accorder mon conge, et me fit meme l’honneur de me donner une lettre de recommandation, ecrite de sa propre main, pour Sa Majeste l’empereur du Japon. En meme temps, il me fit present de quatre cent quarante-quatre pieces d’or, de cinq mille cinq cent cinquante cinq petites perles et de huit cent quatre-vingt-huit mille cent quatre-vingt-huit grains d’une espece de riz tres rare. Ces sortes de nombres, qui se multiplient par dix, plaisent beaucoup en ce pays-la.
Le 6 de mai 17 09, je pris conge, en ceremonie, de Sa Majeste, et dis adieu a tous les amis que j’avais a sa cour. Ce prince me fit conduire par un detachement de ses gardes jusqu’au port de Glanguenstald, situe au sud-ouest de l’ile. Au bout de six jours, je trouvai un vaisseau pret a me transporter au Japon; je montai sur ce vaisseau, et, notre voyage ayant dure cinquante jours, nous debarquames a un petit port nomme Xamoski, au sud-ouest du Japon.
Je fis voir d’abord aux officiers de la douane la lettre dont j’avais l’honneur d’etre charge de la part du roi de Luggnagg pour Sa Majeste japonaise; ils connurent tout d’un coup le sceau de Sa Majeste luggnaggienne, dont l’empreinte representait un roi soutenant un pauvre estropie et l’aidant a marcher.
Les magistrats de la ville, sachant que j’etais porteur de cette auguste lettre, me traiterent en ministre et me fournirent une voiture pour me transporter a Yedo, qui est la capitale de l’empire. La, j’eus audience de Sa Majeste imperiale, et l’honneur de lui presenter ma lettre, qu’on ouvrit publiquement, avec de grandes ceremonies, et que l’empereur se fit aussitot expliquer par son interprete. Alors Sa Majeste me fit dire, par ce meme interprete, que j’eusse a lui demander quelque grace, et qu’en consideration de son tres cher frere le roi de Luggnagg, il me l’accorderait aussitot.
Cet interprete, qui etait ordinairement employe dans les affaires du commerce avec les Hollandais, connut aisement a mon air que j’etais Europeen, et, pour cette raison, me rendit en langue hollandaise les paroles de Sa Majeste. Je repondis que j’etais un marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans une mer eloignee; que depuis j’avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer pour me rendre a Luggnagg, et de la dans l’empire du Japon, ou je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient commerce, ce qui me pourrait procurer l’occasion de retourner en Europe; que je suppliais donc Sa Majeste de me faire conduire en surete a Nangasaki. Je pris en meme temps la liberte de lui demander encore une autre grace: ce fut qu’en consideration du roi de Luggnagg, qui me faisait l’honneur de me proteger, on voulut me dispenser de la ceremonie qu’on faisait pratiquer a ceux de mon pays, et ne point me contraindre a fouler aux pieds le crucifix, n’etant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y trafiquer.
Lorsque l’interprete eut expose a Sa Majeste japonaise cette derniere grace que je demandais, elle parut surprise de ma proposition et repondit que j’etais le premier homme de mon pays a qui un pareil scrupule fut venu a l’esprit; ce qui le faisait un peu douter que je fasse veritablement Hollandais, comme je l’avais assure, et le faisait plutot soupconner que j’etais chretien. Cependant l’empereur, goutant la raison que je lui avais alleguee, et ayant principalement egard a la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien, par bonte, compatir a ma faiblesse et a ma singularite, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les apparences; il me dit qu’il donnerait ordre aux officiers preposes pour faire observer cet usage de me laisser passer et de faire semblant de m’avoir oublie. Il ajouta qu’il etait de mon interet de tenir la chose secrete, parce qu’infailliblement les Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage s’ils venaient a savoir la dispense que j’avais obtenue et le scrupule injurieux que j’avais eu de les imiter.
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